Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
étonnement. La respiration lui manquait alors. Quitter l’ordre, se consacrer à une seule vie, et non se perdre en actes multiples dont on ne saisit jamais les conséquences. Orgueil, orgueil, orgueil. Il s’agenouillait au milieu des Indiennes dans la cathédrale. Il se confessait sans aller jusqu’au bout de ses errances. La silhouette de Dolorès dans le cloître du couvent le retenait d’avouer comme si à se taire il l’eût protégée. Il envisageait de la conduire en France, de la confier à Lucia. Elle avait le même âge que Serge, née le même jour que lui, comme l’une de ces coïncidences qui sont signes. Puis il renonçait, partait vers l’Altiplano visiter des missions isolées, forçant le guide à allonger les étapes pour que la fatigue le soir efface toute pensée, ne laisse que la prière.
Mais le sommeil était devenu une contrée inaccessible plus haute encore que les sommets enveloppés de brume. Giulio guettait l’aube, attisant le feu. Le guide, Matésuma, était assis à l’écart des porteurs indiens. Il était plus élancé qu’eux, d’une peau plus claire. Dans la journée, il marchait loin en avant sans hésitation, sans paraître rechercher un repère comme s’il suivait les chemins de sa mémoire, trouvant au flanc d’un à-pic le passage entre deux blocs ou bien, dissimulé par la végétation, un pont de lianes qu’il traversait d’un pas égal, ne se retournant qu’après l’avoir franchi, pour tendre la main à Giulio Bertolini.
Cette main dans la sienne, rugueuse et sûre, il semblait à Giulio qu’elle lui faisait, mieux que tous les traités lus à Rome ou dans la bibliothèque de l’Ordre à La Paz, comprendre un peuple. Un soir – la marche avait été harassante – il avait fallu franchir un col, à près de six mille mètres, et Giulio s’était agenouillé, ployé par l’épuisement, mais Matésuma avait continué jusqu’à cette construction de pierre, datant peut-être de l’Empire inca, relais pour messagers, ces coureurs nus qui parcouraient le pays annonçant les décisions du Grand Inca – un soir, Giulio commença à parler de Dolorès à Matésuma. Il ne disposait que de quelques mots mais ils suffisaient pour dire : « Il y a cinq saisons, j’ai pris l’enfant couché sur le sol près de sa mère morte. L’enfant se tait, je ne connais pas le sentier qui va vers elle. Saurais-tu me guider vers Dolorès ? »
Matésuma, les yeux mi-clos, mâchait lentement ces herbes qu’il cueillait sur les pentes et qu’il plaçait dans la petite sacoche de peau pendue à son cou. Il se balançait d’avant en arrière, son visage éclairé par les flammes rentrant à nouveau dans l’ombre au moment où Giulio croyait y saisir une expression. Au bout d’un long silence, Matésuma s’immobilisa.
— L’enfant est un dieu, dit-il. Comme lui il parle par son silence. À toi de savoir l’écouter. Si tu marches, si tu sais entendre et voir, tu trouves le sentier.
Matésuma recommença à osciller vers la flamme ou la nuit.
Giulio se leva. Les phrases indiennes rares et denses, statues sans draperies ni sourire, ressemblaient au Verbe des textes anciens. Ces hommes étaient-ils plus proches de l’essentiel ? Quel héritage dans leur sang qui faisait que Dolorès soit devenue déjà cette pierre dure ?
Dès qu’on s’éloignait du feu, le froid serrait la nuque et les épaules. Giulio revint vers Matésuma, s’assit près de lui, s’enveloppant d’une couverture, écoutant le crépitement du bois, et au loin, le claquement sec d’une roche que le gel fendait.
— Mais tu es pressé, dit lentement Matésuma. Autrefois, les gens comme toi, ils prenaient l’or vivant et en faisaient un bloc mort.
Conquête, pillages, trésors volés, statues et sculptures, bijoux fondus et transformés en lingots. Matésuma savait et Dolorès aussi.
— Attends, dit encore Matésuma, l’enfant marchera vers toi, plus tard comme un dieu qui te guette, vers toi ou ceux de ta famille. Mais ne le presse pas. Son pas n’est pas le tien. Laisse-la s’avancer quand elle voudra.
Unique dialogue entre Matésuma et Giulio Bertolini durant ces semaines de route, de la mission de Vacabla à celle de Calacoto. Les prêtres accompagnaient Bertolini jusqu’à la sortie du village. Celui de Vacabla, un Allemand, entraînait Bertolini vers le chantier de fouilles qu’il avait fait ouvrir dans la forêt. Les Indiens avaient dégagé les murailles de
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