Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
traversait le salon obscur, commençait à entendre des bruits : de voix, la toux de Maître Trevijano. Elle s’immobilisait, avançait à pas feutrés vers la salle à manger. Ils étaient tous là, en costume de toile blanche, leurs mains posées à plat sur la nappe damassée, les femmes, les épaules couvertes d’un châle, s’éventaient avec des gestes lents. La servante poussait Dolorès qui était prise dans la lumière des bougies. On se tournait vers elle que le silence tout à coup établi paralysait.
— Voici Dolorès, disait Maître Trevijano.
Les femmes souriaient, Maître Trevijano se penchait vers elles, chuchotait. Dolorès devinait qu’il parlait de la mère immolée, du père Giulio Bertolini.
— Très bien, très bien, disait enfin Maître Trevijano.
La servante la poussait à nouveau, la dirigeait et Dolorès, tant qu’elle était dans la lumière, sous leurs regards étouffait. Elle mangeait à l’office, assise seule à une table basse, servie par l’Indienne qui chaque fois qu’elle posait un plat la dévisageait. Si Dolorès refusait de se servir, l’Indienne s’installait en face d’elle, croisait les bras, attendait et pour que cesse ce face à face, Dolorès mangeait. Elle avait hâte de retrouver sa chambre, dont la fenêtre ouvrait sur un jardin. Elle n’imaginait plus de s’enfuir. On la retrouverait ou bien, d’elle-même, comme un animal dressé, elle reviendrait.
Au milieu de la nuit, elle se levait, parcourait la maison silencieuse, s’asseyait dans la salle à manger à la place où elle avait vu l’une des femmes. Elle l’imitait, penchant la tête, la main ouverte comme s’il se fût agi d’un éventail. Elle murmurait des phrases entendues : « Mais oui, chère amie, bien sûr, une Indienne, méfiez-vous d’elle, on ne sait jamais ce qu’elles pensent. » Dolorès tournait autour de la table, occupait le fauteuil de Maître Trevijano, disait d’une voix plus forte : « Elle est riche. » Si elle entendait un bruit, Dolorès se glissait sous la table, y demeurait accroupie, rêvait aux ordres qu’elle donnerait si elle possédait cette maison. Toutes ces femmes à peau blanche et à cheveux fins obéiraient comme des domestiques. « Apporte-moi l’éventail et toi…» Dolorès jouait seule au milieu de la nuit, somnolant le jour sur le balcon, se persuadant qu’il lui fallait devenir plus puissante qu’eux tous pour leur échapper. Être comme eux d’abord, leur faire oublier sa peau d’Indienne, faire comme ce loup dont on racontait dans les fables qu’il se cachait sous la peau d’un mouton. Et, un jour, jeter le masque et se venger.
Quand Maître Trevijano s’installa à Buenos Aires, Dolorès était une jeune fille au port de tête altier, à l’humeur imprévisible. Douce, attentive, elle pouvait brusquement s’emporter, renverser une chaise en se levant avec colère, s’enfermer plusieurs jours durant dans un mutisme hostile et sans que Maître Trevijano comprît pourquoi, redevenir calme et passive. « Sang indien », expliquait-il à la directrice du collège de l’Assumption. « L’âge, Maître, l’âge difficile, répondait Madame Luisa Partoleo y Sanchez. Elle est déjà femme et reste encore une petite fille, comprenez-vous ? »
La directrice avait reçu Maître Trevijano dans le parc du collège. Ils avaient marché le long des allées bordées d’eucalyptus, Madame Partoleo y Sanchez s’appuyant à son ombrelle, Maître Trevijano gardant son chapeau de toile à la main, s’en éventant quelquefois.
— Ne me dites plus qu’elle est indienne, vous savez qu’ici seules sont admises les jeunes filles.
Madame Partoleo levait la main, reprenait après un silence.
— Je ne sais donc rien. Pour moi, vous êtes son tuteur et Dolorès Bertolini, la fille de votre plus proche ami. Voyez-vous…
Elle glissait son bras sous celui de Maître Trevijano.
— Distrayez-la, mariez-la, elle est riche, m’avez-vous dit. Elle est belle, cela vous le savez, tout le monde le voit, c’est même très éclatant.
Soirées chez Maître Trevijano, Dolorès en robe longue, iris brun dans le tissu blanc. Elle passait seule au milieu des groupes, des grands éleveurs venus de leurs haciendas, des avocats, des parlementaires et des diplomates. Elle découvrait que les regards peuvent donner du plaisir, une brûlure au creux de la nuque, une irritation à fleur de peau, telle celle qu’elle ressentait quand allongée
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