Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
tu deviendras l’une des nôtres qui sommes ses servantes. » Madre Blanca avait ouvert la porte de la chambre de Dolorès.
— Va maintenant, repose-toi.
Seule, Dolorès était restée un long moment debout au milieu de la pièce, les murs blancs à la surface inégale lui semblaient être des miroirs bosselés renvoyant son image déformée. Elle se colla contre le mur sous le crucifix, se laissa glisser, resta à genoux. La porte s’ouvrait, la voix de la Supérieure à nouveau.
— Tu liras cela, disait-elle.
Le bruit, celui d’une lettre qu’on pose sur la table.
— Je l’avais gardée pour toi reprenait Madre Blanca, pour le jour où tu aurais du remords. Le moment est venu. Prie, demande pardon.
Le silence comme si les murs étaient des voiles blancs qui retombaient ensevelissant Dolorès. Elle appuyait son front contre les rugosités du plâtre. Elle voulait avoir mal, déchirer cette peau mate et épaisse d’Indienne, atteindre au-dessous, une peau transparente et pure. On vint la chercher pour la conduire dans la petite pièce attenante au réfectoire où elle prenait ses repas avec quelques autres pensionnaires du couvent. Elle mangea la tête baissée, retourna seule dans sa chambre et les quelques pas qu’elle faisait ainsi dans la pénombre du cloître, laissant sa main glisser sur les murs, rencontrer les feuilles et les fleurs de la vigne vierge et des bougainvilliers, lui donnaient une force et une joie qui la surprenaient. Elle avait envie de courir et de sauter, elle était le petit animal espiègle des fables qui échappe aux griffes de l’ours. Elle se coucha sans se déshabiller, gardant les doigts croisés sur sa poitrine, ses rêves portés par le bruit régulier de la fontaine, le roucoulement d’un pigeon sur le toit, une voix, qui dans les rues proches du couvent, lançait un appel. On ouvrit sa porte, on chuchota. Les yeux mi-clos, Dolorès aperçut les formes noires. Elle attendit qu’on s’éloigne, se leva, prit la lettre sur la table, la glissa sous sa robe et entrebâillant la porte, découvrant le couloir vide, elle sortit. Un mur, s’accrocher aux branches du magnolia, sauter, fuir. Fuite, courir dans des ruelles et entendre résonner le bruit de ses pas sur les pavés, courir plus vite encore.
Dolorès n’avait quitté le couvent que pour se rendre à la cathédrale en compagnie de quelques sœurs. Elle ignorait tout de la ville mais elle l’aimait comme un territoire d’origine, une mère retrouvée. Elle montait, longeant les façades, sursautant quand un chien dérangé dans son sommeil s’élançait en aboyant. Elle eut froid, elle s’essouffla. Mais quand elle s’appuyait, le dos aux pierres larges qui servent de soubassement aux constructions de la ville haute, qu’elle regardait les quartiers étagés en contrebas, le clocher de la cathédrale et, non loin de l’abside, les bâtiments rectangulaires du couvent, il lui semblait qu’elle était encore trop proche et elle recommençait à courir vers la muraille sombre de la montagne qu’elle imaginait à quelques centaines de mètres de la ville comme un refuge. Elle atteignit les maisons basses des Indiens, l’extrémité poussiéreuse de La Paz, et la montagne était toujours un horizon noir, inaccessible. Des chiens l’entourèrent tout à coup, leurs yeux rouges dans l’aube naissante. Elle voulut avancer mais ils lui barraient le chemin, leurs pattes de devant tendues. Ils n’aboyaient pas, grondaient seulement se rapprochant d’elle.
— Dolorès, Dolorès.
La voix de Clerkwood. Il s’était levé, était penché sur elle. Il souriait.
— Vous avez froid, murmura-t-il.
Elle fit oui. Il lui proposa de rentrer mais elle baissa la tête, obstinée.
— Voulez-vous un châle ?
Il s’éloignait déjà, la laissant seule à nouveau, la ville devant Dolorès comme là-bas à La Paz quand l’encerclaient les chiens. Un homme avait enfin surgi, sortant d’une carriole bâchée. Sous le poncho, il tenait un bâton qu’il brandit devant les chiens. Ils s’écartèrent cependant que l’homme regardait Dolorès, marmonnait dans un espagnol mêlé de quetcha :
— Tu veux te faire manger ?
Elle le suivait dans la carriole, se couchait sur une peau de mouton et il la couvrait d’un poncho.
Dolorès resta plusieurs jours avec lui sans qu’il l’interrogeât. Le matin, elle s’asseyait à ses côtés, le regardant tresser lentement des fibres végétales. Elle avait
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