Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
Berelovitz une cour assidue. Mais elle restait vêtue de noir, comme au premier jour de deuil, quand les amis de Samuel se pressaient dans la maison de la rue Mila, qu’ils se rassemblaient dans l’entrée, Sarah se souvenait. Là devait être l’origine de ses cauchemars. Elle était au fond d’un couloir, à l’extrémité se trouvait son père, il l’appelait, elle essayait de le rejoindre, mais elle était aveuglée par une cagoule qui emprisonnait sa tête, ou bien quand elle réussissait à la rejeter, à respirer, à voir Samuel Berelovitz, des hommes comme ceux qui étaient venus annoncer sa mort, l’empêchaient d’avancer.
Rue d’Assas, Sarah dormait seule dans une chambre sombre qui donnait sur une cour mal éclairée. Les pièces sur rue, le salon, la salle à manger, le bureau qui servait à Sarah de salle de musique, le piano placé au centre, étaient elles-mêmes toujours plongées dans la pénombre. La nuit, quand le cauchemar réveillait Sarah, elle se levait, hésitait devant le long couloir qui formait un coude, puis elle s’élançait sans bruit, pieds nus sur les tapis, attentive à ce que les portes qu’elle ouvrait ne grincent pas, rejoignant le piano, prenant une poignée de partitions et s’asseyant sur le plancher tiède, près de la fenêtre, le front posé contre la vitre, éclairée par les lampadaires de la rue, déchiffrant les notes. Elle oubliait peu à peu le cauchemar, cette sensation douloureuse d’étouffer, de crier pour que père l’aperçoive, l’attende malgré tous ceux qui s’interposaient. Quelquefois, ces silhouettes de la nuit étaient des soldats, des cavaliers cosaques dont les chevaux se pressaient autour de Sarah, souvenir des rues de Varsovie quand les émeutes ou les pogroms rendaient rouge la neige.
Souvent, Sarah s’endormait ainsi, les partitions sur les genoux, serrant ses jambes entre ses bras, les pieds sous la chemise de nuit. Mais le froid la faisait frissonner et elle décidait de regagner son lit. Quand la porte de la chambre de sa mère était entrouverte, elle s’arrêtait, toussotait afin que sa mère l’entendît. Nathalia Berelovitz avait le sommeil léger. Elle allumait la lampe de chevet dont l’abat-jour donnait une lumière rose, elle se redressait, s’appuyait sur le coude : « Sarah, Sarah, c’est toi ? » L’interrogation était pleine d’inquiétude. Sarah bondissait, se glissait dans le lit, se blottissait contre sa mère, enfonçant sa tête sous les draps, la plaçant au creux chaud de la poitrine, s’endormant enfin. Quand elle se réveillait, le lit était vide et froid. Sarah appelait sa mère. Madame Tureau, la bonne, entrait parfois la première, ouvrait les volets, grommelait qu’il était tard, que c’était de drôles d’habitudes pour une fillette de dix ans de coucher ainsi avec sa mère, qu’ici ça ne se voyait pas, mais que bien sûr dans le pays d’où elles venaient… Nathalia Berelovitz suivait enfin, portant le plateau du petit déjeuner, le thé au citron, des confitures et des fruits, des brioches et du fromage. Elle redressait les oreillers, embrassait sa fille en posant le plateau sur le lit. Sarah découvrait alors les yeux gonflés de sa mère, sa bouche boudeuse. La joie disparaissait aussitôt. Elle n’avait plus faim.
— Tu as pleuré, maman ? demandait-elle.
Elle passait son bras autour du cou de sa mère, l’attirait vers elle comme s’il se fût agi d’une petite fille, l’obligeait à s’asseoir sur le lit, à poser sa tête là, sur l’épaule de Sarah.
— Pourquoi pleures-tu, maman ?
Sarah chuchotait, brisait une brioche, présentait le morceau à sa mère qui secouait la tête, commençait à sangloter, s’excusait : « Je ne devrais pas, je sais bien que tu es une si douce petite fille, mais je pense à lui, c’est si cruel. »
Lui, Samuel Berelovitz, entre l’épouse et la fille, les liant l’une à l’autre, ces photos dans la chambre, lui, en pied, au moment de l’un de ses départs vers la Chine ou l’une de ces capitales dont il disait qu’il faudrait y vivre. « Londres, Paris, voilà de vraies villes, répétait-il, pas ce village polonais gardé par des moujiks. »
Tout en consolant sa mère, en la berçant, Sarah détaillait les photos de son père accrochées face au lit. Il portait une pelisse, un chapeau à large bord, ou bien, plus jeune, les cheveux bouclés, debout les deux mains appuyées au dossier d’une chaise sur
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