Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
tendu les mains pour qu’il lui en donnât quelques-unes afin qu’elle essaie de tresser aussi. La première journée avait passé ainsi, à l’apprentissage des gestes, de la résistance de cette herbe sèche qui cassait quand Dolorès voulait la plier trop tôt. Il fallait l’assouplir, l’humecter et si Dolorès la faisait glisser entre ses lèvres, celles-ci lui brûlaient. Dans un mouvement du bras elle toucha sa poitrine, la lettre qu’elle avait placée là. L’après-midi s’achevait. Des femmes rentraient entourées de leurs enfants. L’homme avait cessé de tresser, abaissant le bord de son chapeau sur les yeux, mâchonnant, les paumes ouvertes sur ses genoux.
Dolorès lut son nom sur l’enveloppe ouverte, sortit la lettre et du papier plié où elle découvrait une écriture aux caractères qui lui parurent démesurés, les lignes montant vers la droite de la feuille, deux photos glissèrent. Sur la première, dont un angle avait été cassé – et Dolorès souffrit de cette marque qui écornait la photo – un jeune garçon d’une douzaine d’années. Il était habillé comme ces hommes que Dolorès avait vus à la cathédrale, col dur, cravate, il avait les mains dans les poches si bien qu’il écartait les bords de sa veste et qu’on apercevait un gilet barré par la chaîne d’une montre. Tout son visage riait, les yeux, le front. Dolorès envia cette joie qu’elle était sûre de ne jamais connaître. Elle était une petite Indienne, comme avait dit Madre Blanca, elle avait la peau sale. Elle retourna la photo, vit une phrase calligraphiée à l’encre violette. Les lettres étaient délicatement formées mais petites et Dolorès préféra la grande écriture qui couvrait la feuille. Elle ne réussit pas à lire la phrase, devinant qu’il s’agissait d’une langue étrangère. Elle épela la signature « Serge Cordelier ». Sur l’autre photo, elle reconnut Giulio Bertolini. Pourtant il lui semblait différent, plus maigre dans sa soutane noire, le crucifix tombant sur sa poitrine. Il tenait par l’épaule un enfant qui ressemblait aux Indiens d’ici, visage rond, yeux bridés, pommettes marquées. Il l’avait quittée pour devenir le père d’un autre, il lui avait préféré ce garçon. Elle fit la moue, ferma les yeux, sanglotant par à-coups, secouant la tête de gauche à droite, saisie par le froid avec l’envie de rentrer au couvent, de demander pardon une nouvelle fois à Madre Blanca, de rester avec elles, les femmes noires, puisque personne d’autre ne l’accueillait.
L’Indien lui posa la main sur la tête.
— Dolorès, dit-il simplement. Dolorès, Dolorès, répéta-t-il encore.
Il s’accroupissait devant elle, effaçait les larmes sur ses joues. Elle sentait le bout rugueux des doigts, cessait de pleurer. L’Indien grimaçait, gonflant ses joues, clignant ses yeux. Il imita le coassement des crapauds et Dolorès se mit à rire. L’Indien alors lui tira l’oreille, se rassit mais plus près d’elle si bien qu’en étendant la main, elle pouvait toucher les bords élimés de son poncho. Elle resta ainsi, les deux photos placées sur ses genoux. Elle masquait l’une ou l’autre de sa paume, dépliant et repliant les feuillets de la lettre, ne la lisant que beaucoup plus tard, se souvenant encore aujourd’hui de la difficulté qu’elle avait eu à comprendre. L’écriture de Giulio Bertolini était claire pourtant, les mots aisés à déchiffrer, mais l’un près de l’autre, ils formaient une trame dont Dolorès perdait le sens au fur et à mesure qu’elle lisait. Elle retint les noms de Serge et de Lee Lou Ching, elle sut que Giulio Bertolini était un homme bon et cela la rassura. Elle imagina la Chine comme un pays de hautes montagnes où vivait une race d’Indiens pauvres, frères de ceux de La Paz.
Elle lut, relut, oublia, comprit tout à coup qu’une morte obscure, masquée, était cachée dans les premières phrases : l’Indienne-mère, cette femme que Giulio Bertolini n’osait pas nommer et que Dolorès imaginait, couchée sur le sol, morte de lui avoir donné la vie. Mère immolée : qu’avait-elle commis pour que Dieu la châtie ?
Dolorès se rapprocha encore de l’homme, s’appuya à son épaule sans qu’il bougeât. Dieu, comme Madre Blanca, n’aimait pas les peaux indiennes.
Mère-morte qui étreignait Dolorès.
Les femmes dans la ruelle rassemblaient leurs enfants, serrant contre elles les plus jeunes.
Mère
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