Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
l’allure d’un général, bottes, baudrier et badine. « Que le Boche paie, disait-il, et puisqu’il refuse, payons-nous. » Dès les premiers jours de l’occupation française de la zone industrielle de la Ruhr, il avait constitué ce qu’il appelait son « état-major de guerre ». Cordelier, qui venait d’être démobilisé, y avait été affecté. « Excellent pour votre carrière, expliquait Tournier. La Ruhr, ce sont nos avant-postes internationaux, croyez-moi, cela vaut bien la charge de premier secrétaire dans une ambassade des antipodes. » Serge Cordelier avait donc rejoint Essen dès le mois de janvier 1923. Il avait assisté sur la place du Rathaus à la présentation des troupes, des dragons qui mettaient sabre au clair et saluaient le général de Viry. Serge ne ressentait aucune fierté à voir la statue de Krupp entourée par nos soldats, les usines métallurgiques ou les mines de charbon occupées par les spahis ou les chasseurs. En civil, il se mêlait à la foule devant le Rathaus ou l’hôtel de la Poste quand avait lieu la relève de la garde. Il écoutait les commentaires, les insultes murmurées, il devinait la haine et le mépris. Souvent on reconnaissait en lui un Français. On s’écartait, et seul sur le trottoir, Serge rejoignait le Stahlhof, une bâtisse lourde où siégeaient les commissions françaises. Puis les premières affiches nationalistes collées sur les arbres, sur les façades recouvertes de cette buée glissante chargée de poussière qui enveloppait toute la Ruhr. Français, dehors ! Allemagne debout ! La foule dans la rue chantait le Wacht am Rhein ; un poste de garde avait été attaqué.
— Il faut répondre, martelait Baylet. Aux cris par des coups de semonce, aux jets de pierre par un coup au but.
Cinq tués au cours d’une manifestation, des civils. Deux Français abattus dans une petite localité, à Buer, près de Recklinghausen, un lieutenant et un employé des chemins de fer. Serge Cordelier avait dirigé l’enquête avec un officier de gendarmerie. Il avait vu les corps couchés sur les pavés devant une brasserie,au coin de la Hochstrasse et de la Hagenstrasse. L’engrenage, les deux suspects arrêtés avaient tenté, disait-on, de s’enfuir ; tués par les gendarmes. Baylet faisait arrêter des otages, le bourgmestre et ses adjoints.
— Vous n’aimez pas, n’est-ce pas, Cordelier ? disait Baylet. Si vous aviez fait la guerre, ou simplement vu nos départements du Nord, vous sauriez que ces salopards nous doivent des réparations. Et puisqu’ils ne versent rien, eh bien, servons-nous.
Baylet allumait un cigare, brossait d’un geste rapide des doigts, un tic, sa moustache.
— Mais vous êtes le fils d’un pacifiste, cela pèse sur vous, mon cher.
Serge, quand il rentrait à Paris, une fois par mois, qu’il dînait chez ses parents rue Médicis, ne racontait rien de ce qu’il vivait, répondant par quelques monosyllabes aux questions de son père. Serge ne levait même pas la tête, refus de voir le visage gris de son père, les poches sous les yeux rouges, ce travail cruel du temps, obstiné, rapide. La difficulté qu’avait son père à se lever – Marthe posait le plat « attendez Monsieur, attendez » – elle prenait Jean Cordelier par le bras, l’aidait à repousser sa chaise, à marcher jusqu’au salon. Serge demeurait seul quelques instants avec sa mère qui soupirait. « Je suis inquiète, murmurait Lucia, tu as vu. Il se surmène. Ses travaux, ses travaux ! Il sait bien pourtant que tous ces rayons l’usent, mais il n’est pas raisonnable, il ne pense pas à nous. Mais après tout, je n’ai que cinquante ans, s’il veut mourir…» Serge rejoignait son père qui l’appelait.
— Les Allemands, ils nous haïssent plus que jamais, n’est-ce pas ? demandait Jean Cordelier.
Serge haussait les épaules, éludait.
— Ce que je crains, reprenait Jean Cordelier…
L’ombre à nouveau de la guerre et l’odeur des charniers. Dans leurs lettres, les parents de Lucia expliquaient à mots couverts que le régime qui s’installait en Italie ne vivait que de mensonges, de violences, que Mussolini – « un aventurier », disait Jean Cordelier – voulait faire de l’Italie une nation guerrière.
— Une épidémie, concluait Cordelier, cela va vite.
Serge rentrait à Essen, inquiet. Un nouvel attentat, un soldat tué d’une balle dans le front, devant l’hôtel de la Poste.
— Je veux les
Weitere Kostenlose Bücher