Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
permissions qu’à chaque fin de semaine présentent nos soldats. Comme si le temps était aux permissions ! La caserne est une île dans une mer glacée. Il ne se passe pas de jours que l’un de nos jeunes cadets ne soit insulté et frappé par des ouvriers, des femmes ou des dockers. Ces jeunes garçons n’ont pas connu le front, ils n’ont pas la peau dure comme nous, ils ne demandent qu’à servir l’Allemagne et voilà comment la population de Hambourg les remercie. Si à leur âge, quand je me suis engagé, j’avais été traité ainsi, que serais-je devenu ? Que pense Ernst de tout cela ?
Tu le vois à ces premières lignes, je ne peux oublier ce qui me préoccupe mais j’ai vu trop d’hommes tomber autour de moi pour accepter qu’on fasse de nous des boucs émissaires ! Ce n’est pas nous qui avons été vaincus !
Ne parle pas de cela à nos parents. Je ne sais quelle est actuellement l’opinion de père. Lors de mon dernier séjour à Munich – j’ai beaucoup regretté de ne pas vous y rencontrer Ernst et toi – nous nous sommes à plusieurs reprises heurtés. Comment lui qui a été si héroïque sur le front, à son âge, peut-il maintenant choisir de se résigner ? Il accepte tout ; les amputations de la patrie et l’inflation, le diktat du traité de Versailles. Peut-être les séquelles de ses blessures l’affaiblissent-elles ? Veille sur eux, Inge, je t’en supplie. Je ne me pardonnerai pas de les avoir abandonnés au soir de leur vie. Écris-moi, raconte-moi, dis-moi comment ils vont.
Maman à mon dernier séjour m’a inquiété. Elle paraissait affaiblie, triste il me semble. Pourtant la guerre ne l’a pas frappée. J’ai essayé de lui faire comprendre combien la chance l’avait protégée : nous sommes tous vivants après la tourmente. Cela à soi seul devrait nous donner de la joie. Je connais tant de gens que la guerre a éprouvés que je ne puis accepter la tristesse de mère sans me révolter contre elle. Mais je crains que sa mélancolie ne vienne d’autre chose. Je compte sur toi, chère sœur, pour me dire ce qu’il en est, en toute franchise. Me le promets-tu ? Je crains que mère n’ait été très irritée de la décision que j’avais prise de me fiancer avec Karin Voegel. Elle ne m’a rien reproché ouvertement mais à deux ou trois remarques, j’ai senti qu’elle condamnait ces fiançailles. Quand j’ai voulu lui présenter Karin, elle a prétexté un malaise pour se retirer presque aussitôt. Nous sommes, Karin et moi, restés seuls avec père qui n’a guère parlé. Ce jour-là, j’ai beaucoup regretté ton absence. Je suis persuadé que tu aurais été de notre côté. Que m’importe que Karin ait été mariée ? Qu’elle soit d’un milieu plus modeste que le nôtre ? Coiffeuse, pourquoi pas ? La guerre a tout bouleversé. Je ne sens plus rien comme avant. J’ai côtoyé trop de cruauté pour accepter de demeurer prisonnier des idées anciennes. Karin a été très humiliée de l’attitude de mère et de père et j’en ai été moi-même très affecté. Peut-être comprendras-tu pourquoi je ne leur ai plus écrit tout en pensant à eux plusieurs fois chaque jour ! Aujourd’hui seulement, parce que Karin a enfin accepté de me rejoindre à Hambourg – sa belle-mère est morte il y a deux mois – je peux à nouveau envisager de retourner à Munich, de les revoir. Mais je ne le ferai pas avant d’être marié ! Je veux qu’il ne puisse plus y avoir de discussion à ce sujet : quand Karin sera ma femme, il faudra qu’on nous accepte, elle et moi, ensemble, ou qu’on nous rejette elle et moi.
Je ne peux encore fixer la date de notre mariage. J’ai déposé ma demande auprès du général commandant la région de Hambourg comme il est de règle. Je ne pense pas qu’il fasse de difficulté : Karin est veuve de soldat. Si par malheur je rencontrais un obstacle, je quitterais l’armée immédiatement. Tu sais pourtant qu’elle est devenue l’axe de toute ma vie.
J’ai hâte de pouvoir retrouver Karin, de vivre avec elle car je me sens, à Hambourg, très seul. Je n’aime pas cette ville hostile, que la grossièreté et la misère enlaidissent. Les gens d’ici nous méprisent, nous, les soldats. Ils sont communistes, violents, plus marins qu’Allemands. Chaque jour on tire dans le quartier des docks. Nous sommes souvent appelés en renfort par les Schupos mais il est bien rare que nous affrontions les communistes. Ils
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