Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
parler de tout cela ? » Le café dans le salon, la péroraison de Léon Carbonnet : « Je suis un libéral, je crois que le XX e siècle sera celui de la femme, certainement, Florence doit s’affirmer comme une personne et non d’abord comme une épouse. Toutes les femmes sont capables d’être épouses, mais si Florence…» – « Papa, je vous en prie. » Florence s’était levée, elle embrassait son père. « Vous venez Serge ? » Il la suivait. La nuque dégagée, les cheveux blonds rassemblés en un haut chignon, elle était de dos, fine, vulnérable.
Les Carbonnet habitaient rue du Bac, à l’angle de la rue de Varenne, l’un de ces grands appartements qui donnent sur de vastes jardins. Aux plafonds, des fresques bleutées ; le bois du plancher était roux et il craquait sous les pas de Florence et de Serge. Ils remontèrent la rue du Bac, peut-être parlaient-ils du cours de Dubost, de l’analyse qu’il faisait des traités que l’on signait à Sèvres, à Versailles. Serge ne se souvient que de l’espace qui existait entre les mots, de plus en plus large, comme si Florence et lui s’écartaient. Ils prirent la rue d’Assas et là Serge l’aperçut.
Comment avait-il pu jusqu’à ce mois de décembre 1923 oublier l’émotion qu’il avait ressentie en reconnaissant Sarah Berelovitz ? Elle venait vers lui, donnant le bras à sa mère et un peu en retrait, si bien que Nathalia Berelovitz se retournait pour lui parler, marchait un jeune homme blond, une longue écharpe rouge serrée autour du cou. Sarah Berelovitz ne le regardait pas, semblant avancer comme si elle avait été seule, et Serge avait ralenti parce qu’il craignait d’aller vers elle et avait peur aussi qu’ils ne se croisent trop vite. Elle l’avait vu, il le sentait, elle se souvenait comme lui du concert à la Bibliothèque Polonaise. « Je ne crois pas que Dubost ait raison, continuait Florence, la Société des Nations peut être une sorte de grand parlement mondial qui…» Sarah Berelovitz dévisageait Florence. Ils étaient à deux ou trois mètres à peine les uns des autres et la mère de Sarah reconnut aussi Serge Cordelier. Elle sourit, dit un mot à sa fille, inclina la tête pour saluer Serge. Il s’arrêta, laissant Florence continuer seule. Ils échangèrent quelques mots. « Vous n’êtes plus venu nous voir, depuis…» commençait Nathalia Berelovitz, « mais je me souviens très bien de vous, de cette soirée, vous nous aviez parlé de la Pologne, elle existe, je voudrais tant y retourner mais Sarah…» De l’inquiétude dans la voix de Nathalia tout à coup. « Tu te souviens, n’est-ce pas Sarah ? Monsieur…» Sarah ne répondait pas, abandonnait le bras de sa mère qui hésitait : « Charles Weber, disait Nathalia en présentant le jeune homme, ils viennent de m’annoncer leur mariage, deux musiciens, je suis très heureuse, je…», « nous sommes en retard, maman », avait dit sèchement Sarah.
Qu’avait-il murmuré, Serge ? Il avait rejoint Florence, qui reprenait plus lentement encore, comme si elle avait eu à vaincre une inertie décuplée « la Société des Nations…»
Ils s’étaient revus régulièrement, parfois ils se prenaient la main, les doigts entrecroisés, si osseuse la main de Florence que Serge l’abandonnait au premier prétexte, une branche d’arbre à effleurer dans le jardin du Luxembourg, un fauteuil à avancer, un titre à montrer dans le journal. Au moment des examens, ils avaient commencé à espacer leurs rencontres et quand Serge avait été affecté au 31 e dragons, à Mayence au mois de septembre 1920, ils étaient sûrs l’un et l’autre qu’ils ne s’écriraient pas. Mais en ce mois de décembre 1923, à l’hôtel de la Lorelei, place du Rathaus, à Essen, dans la salle à manger, Serge silencieux, assis à la grande table où se réunissaient pour le souper les hauts fonctionnaires qui dirigeaient l’administration de la Ruhr occupée, Serge venait de se souvenir – surprenante, la mémoire – de Lea, de cette rencontre avec Sarah Berelovitz dans la rue d’Assas, de son émotion d’alors qui avait peut-être, entre Florence et lui, tout décidé.
— Cordelier…
Du bout de la table qu’il présidait, René Baylet, le haut-commissaire, interpellait Serge qui sursautait. Baylet avait le visage énergique des officiers du front qui suivaient la mode de la courte moustache en brosse. Fonctionnaire civil, il se donnait
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