Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
front, comme si elle avait eu des maux de tête. « Peut-être sans lui. »
Nathalia, dans les derniers mois de 1923, avait souvent pensé à cette phrase de Sarah. Elle en avait parlé à Mietek, qui, quand Sarah était en tournée, passait rue d’Assas presque chaque jour. Il buvait deux ou trois tasses de thé, mangeait quelques beignets, les saisissant entre ses doigts épais, couverts de peinture. « Donc elle y pense, avait dit Mietek, ouf, je craignais qu’elle ne soit morte. » Il s’était levé, s’essuyant les mains avec un mouchoir à carreaux, dédaignant la serviette que lui offrait Nathalia.
« Nathalia, une artiste – il grimaçait ébouriffant ses cheveux avec ses doigts – et Sarah est une artiste, comment voulez-vous qu’en deux ou trois ans elle ne soit pas lassée d’un mari ? Trois ans, c’est juste le temps qu’il me faut, après… routine, habitude, habitude Nathalia, ennui. » Il se rasseyait, prenait un autre beignet, buvait une tasse de thé en aspirant bruyamment. « Vous, Nathalia, vous êtes une mère, une femme de tradition. Vous êtes la terre, Nathalia, mais Sarah c’est le vent, écoutez-la jouer. »
Nathalia se préparait au pire. Quand elle recevait une lettre de Sarah – sa fille lui écrivait chaque jour, de Prague ou de Lisbonne, de Bordeaux ou de Hambourg – elle l’ouvrait avec anxiété, la parcourait sans la lire vraiment. Elle cherchait un mot, « Charles », et quand elle le rencontrait, elle lisait vite toute la phrase, craignant d’apprendre que Sarah et Charles s’étaient quittés. Mais Sarah n’écrivait à propos de son mari que des lignes anodines. « Charles a été fatigué par le voyage. Il a hâte de rentrer à Paris. Il me charge de t’embrasser. » Nathalia pouvait alors reprendre toute la lettre. Sarah ne faisait aucune confidence, racontant seulement ce qu’elle découvrait. Elle savait que Nathalia relisait ses lettres plusieurs fois chaque jour. Elles étaient son lien au monde extérieur. Sarah parlait de ce concert qu’ils avaient dû annuler à Hambourg. Les ouvriers, expliquait Sarah, s’étaient une fois encore révoltés contre la misère qui était insupportable en Allemagne. Le train dans lequel avaient pris place Sarah et Charles avait été stoppé peu avant Hambourg. La voie était obstruée par des troncs d’arbres. Quand, avec plusieurs heures de retard, ils avaient enfin atteint Hambourg, la ville était en état de siège. Des soldats casqués occupaient les principales rues ; ilsvenaient de prendre aux insurgés ces barricades faites de dalles de ciment et de branches. Sarah et Charles avaient eu les plus grandes peines à rejoindre leur hôtel, proche du Jardin botanique. Des insurgés s’étaient réfugiés là, encerclés par des marins et des soldats. Depuis le port, un croiseur éclairait le jardin de ses projecteurs. « La morgue des officiers est telle, écrivait Sarah, que si j’étais allemande, je prendrais moi aussi un fusil… Comment jouer quand les gens meurent de faim et qu’on les tue ? »
C’était la dernière lettre de Sarah et depuis, le silence. Chaque matin, Nathalia entrouvrait la porte d’entrée, guettait la concierge, ne répondait pas à Madame Tureau qui répétait : « Mais voyons, Madame Berelovitz, vous savez bien que le courrier ne passe pas avant dix heures…» Quand Nathalia n’apercevait pas la concierge dans l’escalier, elle descendait, frappait discrètement à la loge, « rien, rien ? » interrogeait-elle d’une voix humble. La concierge haussait les épaules, répondait courroucée : « enfin, Madame Berelovitz, vous croyez que je garde votre courrier maintenant ? » Elle marmonnait, cependant que Nathalia Berelovitz refermait la porte de la loge, se persuadait que c’est parce qu’elle vivait seule, qu’elle était étrangère et juive qu’on lui répondait ainsi, qu’on ne la comprenait pas et Sarah elle-même si Samuel avait vécu… Le silence de Sarah s’était prolongé, de la mi-novembre à la fin décembre. Les lettres pour Sarah, Nathalia les retournait entre ses doigts, les soupesait parfois ; très rarement elle se laissait aller, machinalement – elle était surprise de l’avoir fait et se le reprochait – à décoller l’enveloppe, à ouvrir la lettre devant elle sur le piano, avec une émotion telle qu’elle transpirait – mais rien que d’anodin, les souvenirs d’une camarade de Sarah, mariée, qui annonçait
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