Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
début ? » Elle l’avait maudit, essayant de dégager son bras, mais Mietek la tenait serrée : « Allons, Nathalia, nous sommes à Paris, pas dans le ghetto de Lodz ! »
Il riait, attirait Joseph Lazievitch, lui passait le bras autour du cou. À eux trois, Nathalia, Mietek, Joseph, ils formaient dans le salon du restaurant Jacquard, où se pressaient les invités, un petit groupe séparé, les parents et les amis de Charles Weber, se tenant raides, en costume noir, les gants à la main, tous ensemble, dans l’autre coin du salon ; Kuron, le chef d’orchestre et quelques élèves du conservatoire riant avec Sarah et Charles au milieu de la pièce. Mietek avait chuchoté : « Joseph Lazievitch, je dis que notre Sarah ne peut pas se contenter de ce beau blond. Il est musicien, comme elle, oui, il est beau garçon, oui, il est d’une très bonne famille, oui, tout ça, oui, oui, mais Nathalia, mais Joseph, il n’est pas juif. Quand elle aura envie de manger un bon cholent, avec qui elle le partagera ? – Mietek riait, en secouant la tête, forçant Lazievitch et même Nathalia à rire aussi – et dites-moi, Nathalia, vous Joseph, est-ce qu’un violoniste qui n’est pas juif est un vrai violoniste ? Moi je dis non, non. » Il avait embrassé Sarah, l’avait conduite vers Joseph Lazievitch, et déjà un peu ivre, ses cheveux en désordre, le col de sa chemise ouvert sur le cou où les veines formaient de puissantes nervures, il l’avait questionnée : « Sarah, Weber… tu es sûre que ton mari n’est pas un peu juif, et tu dis qu’il… – il imitait les gestes du violoniste – tu nous racontes des histoires, et ce n’est pas bien à nous qui sommes de Varsovie, à eux – d’un mouvement de tête il désignait tous les autres – tu peux leur faire croire ce que tu veux, mais pas à nous…»
Nathalia peu à peu s’était habituée à ce genre de vie qu’elle n’avait pas imaginé. Elle sentait bien, intuitivement, que Charles Weber n’en était pas satisfait, qu’entre les tournées, ces jours passés rue d’Assas l’irritaient. Parfois, Sarah et lui descendaient à l’hôtel du Luxembourg, rue de Fleurus, à quelques centaines de mètres à peine de la rue d’Assas. Sarah tôt le matin était déjà à son piano, chez sa mère, et Nathalia secouait la tête en la voyant, en l’écoutant, partagée entre le plaisir de la retrouver et l’inquiétude devant cette vie si différente de celle qu’elle avait imaginée. « Charles, interrogeait-elle en entrouvrant la porte du salon, Charles est à l’hôtel ? » Sans s’interrompre Sarah faisait non de la tête et à la fin du morceau, elle se levait, embrassait sa mère, « il répète chez lui ». Une fois, une seule fois Nathalia s’était exclamée : « Mais pourquoi vous-êtes-vous mariés, pourquoi ? » Sarah n’avait pas répondu, regardant longuement sa mère, lui prenant le menton, l’embrassant sur le front, murmurant : « Ne t’inquiète pas maman, tout va bien, je ne suis pas malheureuse. » Nathalia, elle, savait qu’avec Samuel, dans la maison de la rue Mila, elle avait été heureuse.
Quand elle regardait les enveloppes que recevait Sarah, qu’elle tentait en les plaçant dans la lumière de lire par transparence ce qu’on lui écrivait, Nathalia pensait que si Samuel n’était pas mort, si jeune, si jeune, à peine quarante-quatre ans, dans un train, seul – Nathalia pleurait – rien de tout cela ne se serait produit. Mais elle, elle n’avait aucun pouvoir sur Sarah. Qui l’avait jamais écoutée ? Quelquefois elle se demandait si sa fille n’agissait pas ainsi à cause d’elle, pour ne pas l’abandonner, et elle avait tenté d’en parler à Sarah : « Je peux très bien vivre ici, toute seule, avait-elle commencé, si vous n’habitez pas trop loin, Charles et toi. » – « Tu ne veux plus de moi, maman, nous te dérangeons ? » Nathalia avait encore pleuré, serrée contre sa fille, « Je pense à vous, disait-elle, je ne veux pas, qu’à cause de moi…» – « Ma vie, maman – Sarah avait repoussé sa mère, s’était regardée un instant dans la glace au cadre de bois doré qui faisait face au piano – ma vie, elle est à moi, je la conduis comme je l’entends. Pour l’instant, je vis comme cela, avec Charles, demain, peut-être sans lui, mais tu n’y es pour rien, chacun est responsable de sa vie. »
Elle parlait avec fermeté, massant ses yeux clos, son
Weitere Kostenlose Bücher