Les hommes perdus
Mounier-Dupré. Essentiellement hommes d’ordre, ils renonçaient aux revanches par horreur du désordre que l’esprit de vengeance entretenait. Tous les députés de la Haute-Vienne s’accordaient donc sur la politique de sagesse préconisée par Claude.
Sitôt la séance ouverte, les délégués des Quinze-Vingts présentèrent la pétition. Elle était nettement – et à juste titre sur bien des points – accusatrice. « Pourquoi, disait-elle, Paris reste-t-il sans municipalité ? Pourquoi les sociétés populaires sont-elles fermées ? Pourquoi manquons-nous de pain ? Pourquoi les assignats sont-ils tous les jours plus avilis ? Pourquoi laisse-t-on les spéculateurs faire commerce de l’argent ? Pourquoi les jeunes gens du Palais-Royal peuvent-ils seuls s’assembler ? Pourquoi les patriotes peuplent-ils les prisons ? » Enfin l’orateur lança cette menace non moins nette : « Le peuple veut être libre. Il sait que si on l’opprime l’insurrection devient le premier de ses devoirs. » Les Crêtistes applaudirent. La droite et le Centre murmuraient. Pelet de la Lozère, remplaçant au fauteuil Thibaudeau absent pour la journée, répondit aux délégués que le temps n’était plus où les sections de Paris dictaient la loi à la représentation nationale. Elle ne s’en laisserait pas imposer par des agitateurs. Cependant, sur une observation de Ruamps, on consentit à envoyer aux sections la liste des patriotes détenus, afin qu’elles pussent réclamer ceux de leurs ressortissants dont elles estimeraient injustifié le maintien en prison. Ce fut tout l’avantage remporté par les pétitionnaires.
Il fallait penser que les anciens Hébertistes ne s’en tiendraient pas là. Ils devaient bien prévoir l’échec de la pétition, inacceptable pour les Thermidoriens, et ne l’avaient, très probablement, fait présenter qu’en vue de pousser le peuple à bout par ce nouveau refus de la Convention. « Vous jouez un jeu périlleux, » dit Claude au ci-devant évêque Huguet, comme l’hémicycle se vidait après la séance. « Nul de nous n’y gagnera, et les patriotes risquent d’y perdre beaucoup.
— Nous ne jouons aucun jeu. Nous continuons seulement à croire, nous, à la devise jacobine : Vivre libre ou mourir.
— La liberté n’est pas l’anarchie. En perpétuant la seconde, vous mettez la première en danger. Je te connais trop pour douter de ta sincérité, mais j’en viens à douter de ta perspicacité. Le royalisme n’a pas de meilleurs artisans que vous, ne le vois-tu donc point ? Vous êtes aussi aveugles que le furent successivement Brissot, Danton et Robespierre. Sais-tu bien, Huguet, si j’étais membre du Comité de Sûreté générale, je vous ferais saisir sur-le-champ, toi, le Léopard, Amar, Duhem, Voulland, et je vous tiendrais sous clef jusqu’après l’installation du nouveau gouvernement de la république ? »
On pouvait parler à Huguet avec cette franchise identique à la sienne. Il parut ébranlé. Arrêté au bas des gradins, il fixa sur Claude, un instant, ses yeux limpides, puis : « Je te comprends, Mounier, dit-il, mais tu te trompes. Tu n’as pas assez de confiance dans le peuple. Il vaincra, il établira la vraie république, non point ce simulacre que voudraient nous imposer les profiteurs et où le peuple serait esclave.
— Danton aussi était sûr de vaincre, Robespierre et Saint-Just aussi quand ils ont franchi tranquillement cette porte, le 9 Thermidor.
— L’erreur que nous avons commise ce jour-là, il faut la réparer. Elle peut l’être demain. Toute la Montagne s’unira. Tiens, regarde Fouché ; il recrute. »
Dans la salle de la Liberté et des Drapeaux, où ils débouchaient, le député de Nantes, roux pâle, la figure blanche, allait de groupe en groupe parmi les représentants qui se dirigeaient peu à peu vers la sortie. Aux Montagnards modérés, il déclarait doucement : « Pensez-y bien, si vous n’agissez pas nous serons tous décrétés tour à tour. Tous les anciens membres des Comités y passeront, puis tous les Jacobins. Présentement, nous tenons tête à la droite parce que nous sommes encore nombreux, mais si nous nous laissons décimer nous ne pourrons plus nous défendre. Pensez-y. »
Juste avant thermidor, Fouché avait contribué à grossir la coalition contre Robespierre en glissant ainsi aux uns et aux autres : « Toi aussi tu es sur la liste de l’ Incorruptible. Prends bien
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