Les hommes perdus
garde, si nous ne l’abattons pas, il te coupera la tête ! » Après cela, il aurait dû s’établir au premier rang des Thermidoriens. Mais, loin de donner avec eux dans la réaction, il proclamait, à la Convention, dès fructidor : « Toute pensée d’indulgence est une pensée contre-révolutionnaire. » Montagnard persistant, il avait combattu de toutes les façons ses compagnons de victoire : à sa manière sournoise, en poussant contre eux, contre la « Convention-croupion », Gracchus Babeuf qui, dans son journal, le Tribun du peuple, retrouvait les audaces de Marat, de Jacques Roux, d’Hébert ; mais aussi – après l’arrestation de Babeuf – à visage découvert, en attaquant du haut de la tribune Tallien, le sanglant, le voluptueux proconsul de Bordeaux, devenu par la grâce de Thérésa Cabarrus l’apôtre de la clémence et l’instrument de l’aristocratie renaissante, sinon même du monarchisme.
Claude savait, par suite de ses fonctions au Comité de l’an II, qu’au contraire de Tallien, de Barras, de Fréron, Fouché ne s’était nullement enrichi dans ses missions, et qu’au contraire de Collot d’Herbois il avait, encore à sa façon ambiguë, atténué à Lyon les mesures sanguinaires ou violentes, – à tel point que, se heurtant pour cette raison aux Amis de Chalier, il s’était attiré la suspicion de Robespierre abusé par ces Enragés travestis en robespierristes. Dans la Nièvre, il avait agi en révolutionnaire énergique, comme l’exigeait le Comité, mais vivant en bon père de famille, avec sa femme et sa toute petite fille baptisée du nom du département. Il s’y était fait haïr des contre-révolutionnaires de tout poil, mais aimer des honnêtes patriotes. L’instinctive aversion de Robespierre pour lui venait de son athéisme, de son ardeur à déchristianiser, non pas d’une cupidité ou d’une froide férocité semblables à celles de Tallien, de Barras, de Fréron, de Collot d’Herbois. Claude, lui, ne pouvait pas ne point nourrir une certaine sympathie pour l’homme qui avait fait graver au fronton des cimetières : La mort est un sommeil éternel. C’est pourquoi, le rejoignant dans la salle de l’Unité, il lui dit : « Tu me surprends. Un citoyen avisé se mêle-t-il d’une affaire perdue d’avance ?
— Perdue d’avance ! Comme tu y vas !
— Perdue, j’en suis sûr. Duhem est un fou, Huguet n’a pas assez d’intelligence pour se rendre compte de la situation. Mais toi, réfléchis et dis-moi si le 1oAoût aurait réussi sans le bureau de correspondance des sections à l’Hôtel de ville et sans le comité insurrectionnel ; si le 31Mai aurait eu lieu sans le directoire de l’Évêché et sans les troupes d’Hanriot. Où sont les vôtres ? Quelques sections à piques contre les fusils et les canons des sections bourgeoises. Où se trouve votre centre moteur ? Aux Gravilliers, au Vert-Bois, aux Quinze-Vingts ? Allons donc ! ce n’est rien du tout, cela. Vous n’avez ni forces ni organisation. On ne soulève pas le peuple avec des motions, pas plus qu’avec des parlotes de café. Enfin, crois-tu que nous aurions renversé Robespierre si la Convention n’avait pas été tout entière contre lui ? Aujourd’hui, hormis une trentaine de ses membres, elle est toute contre vous.
— Ainsi il ne nous reste plus, selon toi, qu’à nous croiser les bras en attendant que la droite, avec la bénédiction du centre, ait fait le chemin du royalisme, que Louis XVII soit établi sur le trône, et qu’on nous guillotine, nous, les régicides.
— À mon avis, répondit Claude, le centre compte assez de régicides pour que nous puissions nous opposer puissamment à la droite si elle devenait redoutable. Dans cette droite même, ils ne manquent pas ; tu les verrais tourner casaque au moindre vrai danger de restauration. Quant au petit Louis XVII, il ne montera jamais sur le trône, je puis te le garantir.
— Ah bah ! – Claude se sentit fouillé par ces yeux incolores, aux cils et aux sourcils si clairs qu’ils étaient invisibles. – Tu en es absolument certain ?
— Absolument. Au reste, parles-en à Barras. Il a visité le Temple, le 10 Thermidor. »
Là-dessus, laissant en haut du Grand-Degré Fouché songeur, Claude descendit, traversa la cour, gagna l’hôtel de Brionne où se trouvaient toujours les bureaux de la Sûreté générale. Par le couloir en planches tapissées de toile à rayures, il
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