Les hommes perdus
Cela se pratiquait couramment dans ce temps de spéculation effrénée où le louis valait d’ordinaire deux cent quarante francs papier et où l’agiotage le faisait parfois monter au double en quelques heures. Expert à ces opérations, Naurissane reconstituait rapidement sa fortune. Thérèse, d’une part, Claude de l’autre, insistant pour que Lise s’établît avec Antoine à Neuilly où l’on disposait de tout ce qu’il fallait pour les recevoir et les bien soigner, la jeune femme, chagrine de quitter son mari en une période difficile pour lui, avait fini cependant par y consentir à cause de son fils. Claude allait les voir généralement un jour sur deux, le matin.
Il était bien résolu à passer avec eux le prochain décadi tout entier et le primidi jusqu’à onze heures, malgré l’agitation croissante. Après les tentatives du 1 er et du 7 Germinal, les modérés redoutaient un soulèvement pour le décadi, jour chômé, jour d’assemblée dans les sections. Il serait facile d’entraîner le peuple. Le 8 et le 9, Claude, répétant dans les couloirs et les antisalles son conseil de sagesse : « Ne poussez pas à bout les hommes de la Crête », eut la satisfaction de constater que beaucoup de membres du centre, voire certains de la droite, l’écoutaient favorablement. En particulier, Merlin de Thionville – le moustachu Merlin-Mayence – thermidorien ardent, lui dit : « Bah ! bah ! tu plaides pour ton saint, mais tu n’as pas tort ; je commence à croire qu’il vaudrait peut-être mieux éviter la lutte. » Un peu plus tard, en séance, il proposa carrément de convoquer les assemblées primaires, de mettre en vigueur la Constitution et de laisser à la prochaine législature le soin de juger les prévenus. De la part d’un ex-Montagnard, et des plus exaltés, la proposition se concevait. Ce retournement était néanmoins une extravagance. La Convention ne comptait pas trente députés qui eussent à présent admis la Constitution de 93, dont Robespierre lui-même et Saint-Just dans ses Institutions de la Cité future avaient déjà, en intention, modifié l’édifice. Merlin de Douai – Merlin-Suspects – appuya fortement le renvoi du procès à la prochaine législature. Le savant Guyton-Morveau, ancien membre du premier Comité – le Comité Danton – déclara : « La procédure que nous faisons est un scandale. On ne sait, en vérité, si nous achevons ou si nous recommençons la Révolution ! » Mais les André Dumont, les Isnard, les Larivière, les Rovère, les Lehardy et tous ceux qu’aveuglaient l’esprit de parti et le désir de vengeance n’entendaient pas renoncer à celle-ci. Ils paralysèrent l’Assemblée. On ne décida rien, sinon de ne s’occuper du procès qu’un jour sur deux.
Louis Naurissane attendait son beau-frère dans la salle de la Liberté, en causant avec Cambacérès dont il avait été le collègue à la Constituante. « Il est survenu bien des choses depuis, disait Louis, mais elles n’ont accru le bonheur de personne.
— Il faut l’avouer, reconnut Cambacérès. En revanche, la France n’a jamais été si grande.
— La misère non plus, la trésorerie si embarrassée, l’inégalité des conditions si choquante. Je me demande comment vous vous tirerez de là. »
Il emmena Claude en voiture, et le ramena le 11 peu avant la séance. Pendant le décadi, il n’y avait rien eu. On s’était seulement échauffé de plus en plus dans les assemblées de section. Celle des Quinze-Vingts avait rédigé une nouvelle pétition, plus hardie. « On doit venir aujourd’hui en donner lecture à la Convention, dit à Claude son compatriote Gay-Vernon. Je n’ai pas voulu m’en mêler, » ajouta-t-il. L’ex-évêque constitutionnel de la Haute-Vienne, bien déjacobinisé, siégeait toujours sur la Montagne, par respect humain, mais il n’approuvait pas les agitations de la Crête. Au demeurant, toute la députation, presque entièrement reconstituée par le retour des représentants revenus au milieu des Soixante-Treize, tendait à s’unir dans la modération. Les girondistes Rivaud du Vignaud, Soulignac, Faye, ne passaient pas, certes, aux Hébertistes et aux Robespierristes la mort de leur collègue Lesterpt-Beauvais, ni celle de leurs anciens compatriotes Vergniaud, Gorsas, mais ils savaient, par Bordas et Gay-Vernon, qu’ils devaient tous les trois la vie à Robespierre et à quelques-uns de ses ex-partisans, dont
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