Les hommes perdus
passa dans le pavillon de Marsan, siège du Comité. Autrefois, il entrait tout droit. Maintenant, il lui fallait demander audience. Un des huissiers qui le connaissaient bien, alla s’enquérir et l’introduisit.
Dans la salle de délibération, dont les fenêtres donnaient sur le restaurant Berger et la terrasse des Feuillants, il y avait deux commissaires seulement : Legendre et Ysabeau, ancien curé constitutionnel de Saint-Martin de Tours, ancien Montagnard devenu thermidorien avec son collègue au proconsulat de la Gironde, Tallien. « Je viens vous donner un conseil, leur dit Claude. Arrêtez donc, cette nuit, Huguet, Léonard Bourdon, Amar et Duhem, par mesure de sûreté générale.
— Tiens ! fit le gros Legendre. Comme ça ! alors que la Convention n’a pas encore prononcé sur la culpabilité de Billaud et de Collot ! Tu te crois toujours au temps de la dictature, ma parole !
— Le conseil n’est peut-être pas si mauvais, reconnut Ysabeau, mais irréalisable. Ce serait de l’arbitraire.
— Et mettre en arrestation les Soixante-Treize, ce n’était pas de l’arbitraire ? Tu n’y as pourtant pas balancé, mon cher Legendre, et tu as eu raison, car cet arbitraire, point méchant, nous a permis de mater le fédéralisme, de sauver la France. Et toi, Ysabeau, as-tu hésité, en Gironde, à faire couper la tête de Guadet, de Barbaroux ?
— Ils étaient hors la loi.
— Eh bien, il ne s’agit pas de mettre quiconque hors la loi, ni de guillotiner personne, mais d’assurer à la Convention, par un simple acte de police, comme la loi de Sieyès vous en donne le droit, la tranquillité nécessaire pour élaborer la nouvelle constitution. Délibérez-en avec le Comité de Salut public, si vous voulez, mais je ne le crois pas assez énergique pour adopter la mesure si vous ne la prenez pas vous-mêmes.
— Énergique, énergique ! dit Legendre avec humeur. On saura l’être quand il faudra.
— Il le faut à présent. Vous n’ignorez pas qu’il y aura un mouvement demain. »
L’ancien boucher se contenta de grogner : « Bah ! bah ! » Ysabeau fut plus explicite. « Nous n’ignorons rien de ce qui se trame, répondit-il. Et même (ne te froisse pas, je te prie) nous en savons beaucoup plus que toi là-dessus, forcément. Sois tranquille, les factieux seront réduits. »
En sortant, Claude regrettait l’époque où les agents secrets, Héron, Jaton, le second Maillard le tenaient au courant de toutes les menées des partis. Aujourd’hui – Ysabeau avait raison –, il savait seulement ce qu’il pouvait voir ou entendre dans le cercle désormais restreint où il se mouvait. Il ne lui restait pour moyens d’action que les propos d’antisalles, les démarches impatiemment supportées comme celle qu’il venait de tenter vainement. Mais il n’avait plus à agir, il était un simple député, toléré par la droite et voué probablement à l’expulsion ou pis, si les Montagnards extrêmes faisaient des sottises. Il se demanda si les Thermidoriens ne souhaitaient pas qu’ils les fissent. Legendre, avec son air embarrassé et agacé, induisait à le croire. Sans doute voulaient-ils, avant de sévir, laisser les Crêtistes s’engager à fond, pour avoir l’occasion de les frapper plus rudement, de briser toutes les survivances jacobines. La loi de grande police, les fers, la déportation rendaient ce dessein assez facilement réalisable. Xavier Audouin, dans son journal, dénonçait depuis quelque temps une de ces réunions comme les Brissotins avaient aimé à en tenir chez des particuliers. Un nommé Formalguès, soupçonné par Audouin d’être un agent étranger, donnait à dîner, deux fois par décade, dans son appartement, aux députés les plus marquants de la droite. Isnard, Fréron, Boissy d’Anglas, entre autres, y rencontraient les meneurs de la jeunesse dorée, dont Lacretelle jeune, Frénilly. On pouvait fort bien avoir formé là un complot contre-révolutionnaire, en réponse au complot hébertiste. Dans ce cas, les Thermidoriens demeurés sincèrement républicains, Legendre, Ysabeau, Merlin-Mayence, Dubois-Crancé, Thuriot, et tant d’autres, risquaient fort de se voir soudain dépassés, enveloppés, roulés dans la farine royaliste. Ah ! le temps des convulsions n’était pas fini ! Quand donc la république, victorieuse au-dehors, trouverait-elle au-dedans l’assise qu’elle cherchait en vain depuis six ans ?
Arrivant à sa porte,
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