Les hommes perdus
était en proie à une fièvre que les événements n’avaient cessé d’aggraver. Caractère faible, miné par les épreuves de la Terreur, il la croyait en train de renaître et ne résistait plus à ce nouveau choc. Tandis que maints Parisiens, peu émus par cette petite guerre, allaient à leurs distractions, aux spectacles, au concert, ou soupaient chez les traiteurs, le tumulte régnant dans le quartier, les déflagrations intermittentes jetaient le malade dans un délire d’effroi. Il criait, pleurait, appelait sa femme, ses enfants, et ne les voyait pas autour de lui. Il ne sentait pas les embrassements de M me Permon affolée, désespérée de son impuissance.
Claude s’occupait d’installer chez lui le ménage Louvet, Brigitte Mathey et le petit commis, qui avaient dû abandonner le Palais-Royal. Louvet était recru de fatigue, sale de poudre, sans voix à force d’avoir chanté la Marseillaise en chargeant les royalistes devant Saint-Roch, sur la place Vendôme, sous les galeries du théâtre de la République. Il voulait néanmoins retourner à l’Assemblée. Lodoïska y mit bon ordre. « Ta femme a raison, dit Claude. Pour le moment, la Convention est nulle. Jusqu’à demain, il faut s’abandonner aux militaires. » Laissant à ses amis la libre disposition de l’appartement, il s’en fut chercher un fiacre pour regagner Neuilly et rassurer Lise, car on avait dû entendre là-bas les échos de la canonnade.
Dans les rues éclairées par les réverbères, les voitures – riches équipages, cabriolets, locatis – circulaient comme à l’accoutumée. On voyait çà et là luire les baïonnettes, le bronze jaune d’un canon, mais postes et patrouilles n’interpellaient point les passants. On les écartait simplement des corvées qui, à la lueur supplémentaire de leurs falots, enlevaient les morts et balayaient les flaques sanglantes. Les cinq ne voulaient pas laisser des cadavres traîner dans les rues ni sur les quais. On procédait nuitamment au nettoyage de Paris, alors que les obusiers grondaient encore par intervalles vers les Filles-Saint-Thomas, mais le résultat final ne faisait aucun doute. « La victoire est à nous », venait d’annoncer Barras à la Convention. Or cette victoire obtenue en mitraillant les bourgeois, leurs semblables, donnait mauvaise conscience aux anciens Feuillants, aux Soixante-Treize, à tous les hommes de l’ex- Ventre. Barras le sentait bien. Il avait ordonné de ne point poursuivre les rebelles une fois dispersés.
Cela permit aux véritables combattants de se regrouper. Peu troublés par les coups à blanc, ils se retranchèrent dans la section Le Pelletier dont ils barricadèrent les accès.
Le 14 , au petit jour, ils se croyaient capables de repousser une attaque. Mais Buonaparte établissait avec Brune un ordre de marche pour toutes les forces conventionnelles. Les rues restaient obscures ; l’aube parvenait mal à se dégager de la nuit. À neuf heures seulement, les colonnes s’ébranlèrent. Berruyer, dont les bataillons avaient bivouaqué sur la place Vendôme, s’engagea dans la rue des Vieux-Augustins et braqua deux pièces de 8 sur les Filles-Saint-Thomas. Les tirailleurs commandés par le général Vachot nettoyèrent en quelques coups de fusil le Palais-Royal, puis appuyèrent Berruyer sur la droite, tandis que Brune, se portant à la Bourse, poussait deux obusiers en haut de la rue Vivienne, et que Duvigneau s’avançait par les rues Saint-Roch et Montmartre avec deux pièces de 12.
Réduits à quelque six ou sept cents hommes, les insurgés ne pouvaient résister à de telles forces. Les boulets de 8 et de 12 livres eussent en un instant pulvérisé leurs barricades. Menacés de face et sur les flancs, ils se retirèrent par les issues laissées libres exprès, gagnèrent le Pont-aux-Choux, le faubourg Montmartre et se dispersèrent par la campagne. Dans la nuit, le comité insurrectionnel s’était volatilisé. Vachot envahit la turbulente section et l’occupa militairement sans coup férir. Il en fut de même pour la section Brutus et pour celle du Théâtre-Français. À midi, l’ordre régnait partout.
« Si j’avais été à la tête des sections, comme j’aurais fait sauter les perpétuels ! » disait Buonaparte à Junot. Un peu plus tard, il écrivait à Joseph : « Tout est terminé, et, comme d’habitude, je ne suis nullement blessé. »
XII
La sédition avait fait quatre cents victimes environ :
Weitere Kostenlose Bücher