Les hommes perdus
espoir tenace de voir instaurer une république dans laquelle il ne serait pas frustré de tout ce dont jouissent les gens aisés. La répression du royalisme a réveillé cet espoir. Peut-être les héritiers d’Hébert, les disciples de Babeuf s’agitent-ils, mais quelle puissance présente ce petit nombre d’individus épars, sans organisation, sans moyens ? Alors que le royalisme compte des milliers d’adeptes, possède ses agences, ses réseaux, ses chefs, ses soldats, des alliances à l’étranger, des ressources infinies. L’ultra-révolution est morte, et la contre-révolution agite à vos yeux ce spectre pour vous désarmer. »
C’était vrai, seulement Claude parlait en homme préservé de la Terreur. Louvet, lui, comme tant d’autres Français – comme l’humble Cibot, naguère, à Limoges – avait les meilleures raisons de détester un odieux despotisme non moins contraire aux principes républicains que la royauté. Aussi inclinait-il, à présent, vers les amis de M me de Staël, opposés tout ensemble au retour des Bourbons et à la résurrection du sans-culottisme. La baronne et ses intimes, Montesquiou, l’un des premiers députés de la noblesse à rejoindre le tiers, en 89, Montmorency, aide de camp à l’armée du Rhin en 91-92, Pange, Benjamin Constant, se séparant en cela du clan Boissy d’Anglas qui souhaitait le « gouvernement des meilleurs » sous l’autorité d’un monarque, le voulaient désormais sous la forme de la république établie par la nouvelle constitution, mais débarrassée, proclamaient-ils, des hommes violents ou tarés, entendant par là aussi bien les Saladin, les Rovère, que les Tallien, les Fréron.
Le « petit Montmorency », Montesquiou-Fézensac, n’étaient pas des inconnus pour Claude, habitué comme eux du café Amaury, à Versailles, et allié avec eux aux Lameth lorsque ceux-ci soutenaient Barnave dans la Constituante. La session close, magistrat du 1 er arrondissement de Paris, il avait – notamment quand il s’agissait de construire la Louisette – entretenu d’autres relations avec Montesquiou, administrateur du département avant d’aller, comme général, gagner à la France le beau fleuron de la Savoie. Rien n’empêchait de revoir d’anciens collègues demeurés à l’étranger par force durant deux ans, mais non pas véritablement émigrés, du reste fidèles aux principes fondamentaux de la Révolution. C’est pourquoi, le 17, Claude s’était laissé conduire par Marie-Joseph Chénier chez Mathieu de Montmorency, au château d’Ormesson où M me de Staël tenait à ce moment son cercle. Accueilli d’une façon courtoise cachant beaucoup de curiosité envers le ci-devant membre du Comité de l’an II, il avait trouvé là un esprit assez semblable, au fond, à celui qui régnait autrefois dans le salon de M me Roland, avec une intelligence infiniment plus agile chez la fille de Necker, et relevé partout le brillant de l’Ancien Régime. N’y manquaient pas non plus sa légèreté, son goût des jouissances, son mépris et son besoin à la fois de l’argent, son amoralisme. Par une disposition naturelle dont ils ne se rendaient pas compte, ces gens perpétuaient la manière de vivre que Robespierre avait voulu supprimer en tentant de substituer les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, la grandeur d’âme à la vanité, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, la vérité à l’éclat…
Certes M me de Staël déplorait que le peuple supportât des « maux inouïs », que la disette d’une part, la dépréciation du papier-monnaie de l’autre, réduisissent « la dernière classe de la société à l’état le plus misérable ». Elle désirait très sincèrement voir cela changer. Néanmoins, tout comme Manon Roland et les Brissotins, et comme les survivants de la Gironde, elle avait horreur de « la populace ».
Elle s’apercevait bien aussi que les anticonstitutionnels cherchaient surtout à « s’approprier les places de la République », et elle le disait hautement, mais cette perspicacité allait-elle jusqu’à lui montrer parmi les plus avides son cher Benjamin Constant ? Jeune homme singulier, non sans mérite, probablement, mais fort soucieux de parvenir.
Hormis cette femme d’une personnalité évidemment exceptionnelle – au reste, un peu trop passionnée, sans doute brouillonne –, cette société, malgré beaucoup d’esprit,
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