Les hommes perdus
regard. « Nous allons le savoir, citoyen représentant. » Il jeta un ordre à Brune. Un instant plus tard, des tambours se mirent à battre le rappel. Presque aussitôt, on vit sortir en avalanche de chez Hottot, du café Payen, du café Saule, du restaurant Berger, de chez Gervais, de chez Legacque fusiliers au casque de cuir noir, voltigeurs au plumet de coq, grenadiers, canonniers. Repus, faussant compagnie aux frères Saint-Thomas qui les régalaient, ils couraient en riant de la bonne farce retrouver leurs faisceaux ou leur pièce.
« Dans ce cas, général, dit Dubois-Crancé, donne-moi quatre hommes et apprête-toi. D’ici un quart d’heure, le combat sera commencé. »
À travers les anciennes écuries royales, il entraîna son minuscule détachement vers la Carrière. On passa sans difficulté dans les jardins de l’hôtel de Noailles, transformés en tonnelles par Vénua. Curieux d’information, Claude accompagnait son ex-collègue portant la giberne sur la fesse et le fusil à la grenadière.
Vénua occupait une partie de l’hôtel où les compagnons de Lacretelle jeune tenaient garnison depuis ce matin. On les y laissa tranquilles et l’on aborda, par une espèce de galerie aux piliers trapus une dépendance renfermant toutes sortes d’épaves. Un très vieil escalier à vis débouchait dans une salle non moins antique, percée d’ouvertures dont les carreaux, des vitraux peut-être, manquaient. Les unes dominaient les Feuillants, les autres la rue Honoré avec les avant-postes du général Berruyer. Ceux des frères Saint-Thomas se trouvaient un peu plus haut, vers les rues de la Sourdière et Neuve-Saint-Roch. Il était quatre heures. Le soir tombait déjà du ciel plombé.
« Eh bien, mes amis, dit Dubois-Crancé en chargeant son fusil, vous n’avez plus qu’à faire pleuvoir des balles un peu partout.
— Quoi, citoyen ! se récria le sous-officier commandant la petite troupe. Tirer sur nos camarades !
— Non, assurément. À côté, au-dessus, n’importe où, mais de telle sorte qu’ils ripostent. »
Il donna l’exemple en épaulant et lâchant le coup au hasard. Les soldats l’imitèrent. Une fumée noire, à odeur de soufre, remplit la salle tandis que, dans les cours, dans la rue, des détonations commençaient de répondre. Les ventres dorés, se croyant visés par les défenseurs de la Convention, tiraillaient à leur tour. La mousqueterie devint vive.
« Cela suffit, déclara Dubois-Crancé, voilà maintenant l’affaire engagée. Rejoignons les nôtres. »
Aux premiers échos de la fusillade, Barras, accouru, s’était porté avec Buonaparte du côté de Berruyer, en laissant Brune sur le Carrousel. Sortant par le cul-de-sac Dauphin, ils se heurtèrent aux rebelles massés autour de Saint-Roch. Barras, empanaché, doré, ceint de tricolore, et ne doutant pas d’en imposer par sa seule prestance, voulut les sommer de se disperser. Un garde national lui répondit en lui décochant une taillade qui lui eût entamé la tête sans la prestesse de Victor Grand à parer le coup. La mousqueterie crépitait dans la rue où la fumée s’étirait en longs strates.
« Que faisons-nous, général ? s’enquit Napoléon.
— Tire le canon, décida Barras.
— C’est bon, tout est sauvé ! »
Sous les balles bourdonnantes, deux pièces de Berruyer furent mises en batterie. À bout portant, les boulets creusèrent deux trouées parmi les miliciens bourgeois, sans les disperser comme s’y attendait naïvement Barras. Danican avait formé ses avant-gardes avec des vendéens, des chouans, des jeunes gens à cadenettes authentiques, tous soldats endurcis. Loin de reculer, ils se précipitèrent sur les canons pour les capturer avant une nouvelle décharge. Berruyer lança les « terroristes ». Une compagnie, tiraillant et fonçant à la baïonnette, repoussa les insurgés. Cependant la plupart d’entre eux, repliés devant Saint-Roch, sur les degrés où ils s’étageaient en position dominante, entretenaient de là-haut une fusillade très meurtrière.
Un roulement de tambour rappela les patriotes, et les pièces tonnèrent de nouveau, crachant cette fois la mitraille dans leurs vomissements sulfureux qui remplirent l’étroit carrefour. Des cris, des plaintes succédèrent au fracas. Les sombres volutes s’élevèrent, découvrirent les blessés et les morts jonchant les rues de la Sourdière, Saint-Roch, les marches de l’église. Les boutiquiers
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