Les joyaux de la sorcière
soit Lisa, répondit-il avec un tendre regard pour sa femme. Elle connaît Venise et ses fantômes mieux que moi et si un jour un cataclysme m’engloutissait avec la maison Morosini elle ferait un malheur comme guide conférencière !
— Moi qui déteste les conférences ! soupira la jeune femme. Ou l’auteur est ennuyeux ou c’est le sujet qui l’est ! Mais j’accepterais volontiers un supplément de champagne moi aussi.
— Un conférencier convenable boit de l’eau !
— Eh bien c’est un tort. Je les trouverais peut-être plus distrayants mais pour faire plaisir à Tante Amélie, je me lance : Dans la nuit du 29 novembre 1563…
— Tu connais même la date ? s’exclama Aldo sincèrement admiratif.
— Si tu m’interromps à chaque phrase nous en avons pour huit jours ! Je reprends, donc la nuit du 28 au 29 novembre 1563, deux jeunes gens s’enfuyaient de Venise sur une barque servant au ravitaillement de la cité. Deux amoureux à demi liquéfiés de peur car s’ils étaient repris c’était la mort sans phrases surtout pour le garçon, fils d’un notaire florentin et modeste employé de la banque Salviati où il poursuivait son apprentissage. La jeune fille, elle, appartenait à l’une des plus puissantes familles patriciennes de la ville, les Grimani-Capello. C’était aussi la plus jolie vierge de la ville et elle était promise en mariage au fils du Doge Priuli. Elle avait seize ans et elle s’appelait Bianca.
— Je suppose que le garçon aussi était beau ? murmura Tante Amélie.
— Assez pour avoir séduit une éblouissante créature dont rêvait la moitié des hommes. Car en plus elle était riche, une circonstance qui n’avait pas échappé au ravisseur, Pietro Buenaventuri, qui afin de couvrir leurs premiers frais, l’avait incitée à emporter quelques bijoux et un peu d’or tandis que lui-même se servait dans la caisse de son employeur. Tant qu’à prendre des risques – et ils étaient énormes ! – autant que cela en vaille la peine ! Et l’entreprise réussit : on gagna la terre ferme puis Padoue où l’on trouva des chevaux pour rejoindre Florence… là Bianca éprouva une première déception : les Buenaventuri habitaient, sur la piazza San Marco, une étroite et haute bâtisse à deux fenêtres de façade par étage dont la comparaison avec le palais de son père eût été risible. Cependant, on s’y aima ferme…
Aldo éclata de rire :
— Ah que j’aime cette tournure poétique et ce raccourci galant ! Tu devrais écrire, mon cœur ! Je te promets un triomphe.
— Raconte toi-même ou tais-toi ! protesta Lisa qui revint aussitôt à ses moutons. Mais entretemps Bianca s’ennuyait à périr n’ayant d’autre distraction que regarder les passants et se rendre parfois, étroitement voilée, aux offices du couvent San Marco où d’ailleurs un prêtre avait béni son mariage avec Pietro dans la chapelle divinement décorée par Fra Angelico. Il ne pouvait être question pour elle de sortir de la maison parce qu’à Venise sa fuite avait déclenché un drame affreux : on avait retrouvé les bateliers payés par Pietro. Ils avaient été torturés puis mis à mort avec leurs femmes tandis que l’oncle du jeune homme, le vieux Buenaventuri chez qui il logeait, était lui aussi confié aux bourreaux et mourait peu après enchaîné au mur de sa prison. Depuis le Conseil des Dix avait envoyé ses sbires les plus habiles à Florence afin de ramener les coupables et leur faire payer leur forfait.
« Pietro alors prit peur et, pour se mettre à l’abri ainsi que ses parents – peu satisfaits, surtout la mère, de ce mariage insensé ! – il eut l’idée de demander la protection du prince François de Médicis, fils et héritier du Grand-Duc Cosme Ier. Un petit calcul assez infâme car, de notoriété publique, François était un grand amateur de jolies femmes toujours prêt à se lancer aux trousses de beautés inconnues. Si Bianca lui plaisait, non seulement sa protection serait assurée au couple mais le mari obtiendrait peut-être quelques avantages substantiels, le prince passant pour être très généreux…
— Pouah ! Le vilain bonhomme ! émit la marquise.
— Je vous concède qu’en dehors de son physique Pietro ne valait pas cher. Cependant il obtint un succès complet. François de Médicis le reçut et même l’accueillit avec empressement : les rares personnes ayant pu entrevoir la jeune recluse de la
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