Les joyaux de la sorcière
je veuille rester dans un pays où je ne connais rien ni personne.
— Sauf cet ami dont vous n’êtes pas sûre si je vous ai comprise ?
Elle baissa sa tête blonde coiffée d’une étroite toque garnie de coques de ruban assortie à son tailleur chocolat qu’éclairait un corsage de satin blanc. Puis elle soupira :
— Oui. Il me faisait une cour discrète et même m’avait donné son adresse au cas où j’en aurais assez d’Aloysius mais quand je suis arrivée chez lui, il n’y était pas et son domestique m’a dit qu’il serait absent plusieurs jours. Alors ne sachant où aller j’ai marché dans la ville… et vous connaissez la suite !
La suite sans doute mais ce qui intéressait Aldo c’était justement ce qui s’était passé avant. Son regard embrassa l’enfilade somptueuse d’arcades de stucs et de dorures qui composaient le rez-de-chaussée du palace, consulta sa montre-bracelet et pour finir s’empara du bras de la jeune femme :
— Venez ! C’est l’heure du lunch et nous serons mieux autour d’une table dans un coin tranquille pour causer.
Elle se laissa emmener sans résistance et ne retint pas un léger soupir de soulagement en prenant place dans le fauteuil cabriolet qu’Aldo lui présentait. À mieux la regarder, celui-ci nota sur le joli visage des traces de larmes mal dissimulées par la poudre du maquillage et, surtout, entre les sourcils un pli soucieux quasi douloureux. Plus étrange encore elle avait le comportement d’un animal affamé. Son regard d’un brun velouté s’attachait au petit pain posé sur une table voisine où déjeunaient deux hommes. Il se pencha vers elle :
— Avez-vous faim ?
Elle hocha la tête affirmativement sans quitter des yeux la table d’à côté. Il comprit alors que sa question aimable et rituelle à laquelle répondait souvent un sourire rencontrait chez cette femme une résonance tragique et qu’elle souffrait réellement de la faim. Il appela le maître d’hôtel, commanda un repas substantiel sans être trop lourd mais réclama en urgence un « porto flip », du pain et du beurre. Qu’on lui apporta dans l’instant. L’effet fut surprenant : incapable de se contenir plus longtemps, elle s’empara du pain et sans même songer à le beurrer se mit à le dévorer tout en vidant le verre plein d’un liquide parfumé qui lui fit monter le rouge aux joues.
— Ce n’est pas dans cet hôtel que vous avez pris une chambre, affirma Aldo gentiment. Où avez-vous passé la nuit ?
Elle le regarda avec des yeux pleins de larmes puis baissa la tête lâchant son dernier morceau pour serrer ses mains l’une contre l’autre.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce que vous êtes réellement affamée et que, dans cet hôtel vous auriez au moins eu un solide breakfast. Alors où étiez-vous ?
— Dans la salle d’attente de la gare qui n’est pas loin d’ici. Vous comprenez j’avais juste assez d’argent pour prendre le train et un omnibus pour Piccadilly. Celui que je venais voir habite sur la même avenue que le Ritz. C’est en passant devant l’entrée que je vous ai vu entrer…
— Bien ! Déjeunons d’abord ensuite nous parlerons !
Tandis que tous deux – elle plus posément que le pain – dégustaient le saumon Marquise de Sévigné qui était l’une des gloires de la maison, Aldo observait discrètement son invitée non sans admiration. En dépit des heures pénibles qu’elle venait de vivre, elle avait réussi à préserver son aspect net. Sans doute les toilettes de la gare de Charring Cross l’y avaient-elles aidée mais cela représentait tout de même un exploit. Qu’il comprit mieux quand enfin, elle se présenta : elle avait vingt-trois ans, était mannequin chez Jean Patou et se nommait Jacqueline Auger, originaire de Dieppe. Trois semaines plus tôt, elle avait rencontré Ricci au cours d’un défilé de mode rue Saint-Florentin et immédiatement il s’était intéressé à elle, sous le prétexte qu’elle était le vivant portrait de sa fille disparue dix ans auparavant.
— Au début, expliqua Jacqueline, je l’ai trouvé merveilleux. Il se comportait vraiment comme un père et il affirmait que je ne devais plus me faire de souci pour mon avenir, qu’il s’en chargeait. Et de quelle façon ! Il a acheté pour moi la moitié de la collection que je présentais, m’a offert cette montre, ajouta-t-elle en montrant le mince bracelet enrichi de brillants qui
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