Les joyaux de la sorcière
raison de changer quoi que ce soit à nos habitudes… à moins que tu penses ne jamais revenir ? De toute façon, nous avons toujours détesté, toi et moi, nous donner en spectacle.
Un dernier baiser, rapide celui-là, et elle était partie, droite et fière détournant la tête pour qu’il ne vît pas les larmes dans ses yeux. Le souvenir revenait à Aldo tandis que le navire s’avançait vers la sortie du port et soudain, le bel optimisme qui lui avait tenu compagnie entre Paris et Le Havre s’effaça devant l’impression qu’en s’engageant dans cette aventure, il commettait une sottise, que cette séparation d’avec tout ce qu’il aimait pouvait être définitive, irréparable et il se fût peut-être précipité chez le Commandant pour demander à être débarqué avec le pilote quand une voix à la fois incrédule et joyeuse retentit à ses oreilles et le fit sursauter :
— Non mais je rêve ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Il tourna la tête : son ami Gilles Vauxbrun, le grand antiquaire de la place Vendôme, était devant lui si visiblement content de le voir qu’il en était presque hilare. Grâce à lui l’impression désagréable s’envola.
— Eh bien et toi ? rétorqua-t-il tandis que leurs mains se serraient avec vigueur.
Aussi grand qu’Aldo mais plus corpulent, Vauxbrun, le cheveu rare – momentanément masqué par une casquette irlandaise – et la paupière lourde ressemblait assez à un empereur romain dans les bons jours et à Louis XI dans les mauvais. Toujours tiré à quatre épingles, habillé à Londres, la boutonnière perpétuellement fleurie selon la saison, il cachait sous un aspect majestueux le meilleur caractère du monde – tant qu’on ne lui marchait pas sur les pieds ! – une énorme culture, un goût raffiné et un remarquable sens des affaires joints à une grande générosité et à un faible pour les jolies femmes. Il avait en permanence une histoire de cœur sur le feu et savait séduire : sa voix était caverneuse et son sourire charmant. À la question de son ami il répondit, désinvolte :
— Je vais racheter à une succession un meuble qui n’aurait jamais dû quitter la France, le fauteuil de bureau de Louis XV…
— Rien que ça ? fit Morosini après un petit sifflement admiratif. Et bien entendu tu es prêt à te ruiner parce que si tu le rapportes tu ne le revendras pas ?
— Bien entendu…
Le XVIII e siècle en général et Versailles en particulier étaient la passion de l’antiquaire. Reconstituer autant que faire se pourrait le mobilier de l’inégalable palais vidé par la Révolution était son violon d’Ingres et il comptait déjà quelque succès en ce domaine lui permettant un début de collection destinée à être léguée – sous sévères conditions – à l’État si Vauxbrun mourait sans enfants. Ce qui était prévisible chez ce célibataire endurci par nombre de belles-mères éventuelles car il était riche et Aldo le savait bien. Son inquiétude relevait donc de l’ironie. Gilles Vauxbrun n’y répondit pas. Il préféra reprendre la conversation en son début : qu’est-ce que Morosini fabriquait sur un paquebot en partance pour New York ?
— Essayer de retrouver des joyaux disparus dans des circonstances tragiques…
— Donc « rouges » ? fit Vauxbrun en employant le terme consacré par les spécialistes pour les bijoux ayant trempé dans un assassinat.
— Extrêmement rouges ! Et aussi, essayer de faire pincer un criminel !…
— Joli programme ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu t’es engagé dans la police ? Pas très sage quand on est marié et père de famille !
— Tu ne sais même pas jusqu’à quel point ! Mais il y a des choses qu’un honnête homme ne supporte que dans certaines limites.
— Tu vas avoir tout le temps de me raconter ! Oh chère baronne ! Vous ici ?
Et sur cette exclamation, Gilles Vauxbrun planta là Morosini pour se jeter à la rencontre d’une grande femme brune, très belle, qui, vêtue de gris fumée depuis ses longs pieds minces chaussés de daim ton sur ton jusqu’au voile de mousseline qui emprisonnait sa tête, ressemblait au fantôme de quelque impératrice errante. L’une de ses mains, gantée, en retenait les plis autour d’un visage qui eût été monotone à force de perfection sans la présence d’une bouche généreuse, trop grande, trop ourlée, trop pulpeuse peut-être mais d’un rouge éclatant. Elle repoussait
Weitere Kostenlose Bücher