Les joyaux de la sorcière
examiner attentivement la photo de la première page. Aldo s’en aperçut et s’approcha d’elle :
— C’est seulement une pauvre fille qui n’a pas eu de chance, émit-il avec douceur. Elle méritait mieux.
— Sans aucun doute ! Mais tu n’as rien remarqué ?
— Ma foi non !… Sauf peut-être que le papier de journal n’arrange pas vraiment les visages. Il ne lui rend pas justice ! On dirait que, toi, ça t’inspire ?
— Hum !… Si l’on tient compte du papier, comme tu dis et des modes différentes ta protégée ressemble beaucoup au portrait de Bianca Capello par Bronzino.
— Comme je ne l’ai jamais vu je ne peux pas te dire si tu as raison.
— Tu aurais pu : il est à Londres à la National Gallery mais tu ne t’intéresses qu’aux bijoux ! Les tableaux ont du bon, tu sais ?
— Tu es injuste : les peintres m’ont souvent inspiré des réflexions. Parfois ce fut un simple jalon mais parfois aussi un signal de départ. Mais si elle lui ressemble à ce point, cela aurait dû frapper Boldini quand nous avons vu Jacqueline Auger ensemble ?
— Boldini croit à son propre génie et ne cultive pas spécialement les anciens maîtres mais je t’assure que pour moi la ressemblance est réelle… et j’en viens à me demander si la fiancée de Bagheria n’était pas dans le même cas. D’après ta description reprise sur Boldini ce pourrait être ça.
— À quoi penses-tu ?
— Je ne sais pas trop. L’idée m’en vient simplement.
— Mais la Solari était brune ?
— Tu as déjà vu Tosca ou Butterfly jouées par des blondes ? Les perruques existent. Cela dit c’est une simple incidence je ne l’ai jamais vue et je laisse peut-être mon imagination galoper !
— Elle te confère parfois un côté voyante extralucide qui n’est pas sans intérêt. On va voir si dans ton idée il n’y a pas quelque chose à creuser…
— Pour moi, intervint Marie-Angéline, le lien c’est la parure : les deux premières victimes la portaient quand on les a tuées…
— Afin de s’en emparer, fit Aldo. Or elle n’apparaît pas dans le meurtre de Piccadilly ?
— Non mais en revanche il y avait le visage de Bianca Capello et…
En frappant le sol sur le mode irrité, Tante Amélie fit taire tout le monde :
— On ne pourrait pas parler d’autre chose ? se plaignit-elle. Prenez garde aux idées fixes ! Si on continue on va bientôt la voir partout cette femme-là !
DEUXIÈME PARTIE
LA FOIRE AUX VANITÉS
CHAPITRE V
LES PASSAGERS DE L’ÎLE-DE-FRANCE
Dans le train-transatlantique l’emportant vers Le Havre, Aldo s’avouait qu’il n’était pas mécontent de faire seul ce voyage puisque Lisa ne l’accompagnait pas. Il adorait Tante Amélie et reconnaissait volontiers les talents multiples, le dévouement sans faille de Marie-Angéline mais il préférait éviter les initiatives de cette dernière quand, à Plymouth, Adalbert ferait son apparition aux côtés de sa conquête. Les histoires d’hommes doivent se régler entre hommes et celle qui l’opposait à son ami lui semblait particulièrement délicate. De toute façon, il les retrouverait plus tard, sans doute à Newport et ils constitueraient peut-être pour lui une arrière-garde non négligeable en terre étrangère sinon ennemie. Quant à sa belle épouse et même si la séparation lui était toujours aussi pénible, il aurait les mains beaucoup plus libres sans elle. L’esprit aussi, la sachant dans une situation qui la fragilisait. Certes elle était capable de faire face à des événements difficiles – sa précédente grossesse menée tambour battant dans des conditions impossibles – mais il serait quand même plus tranquille de la savoir au cœur des montagnes autrichiennes avec les jumeaux. D’autant que sa présence en Amérique eût sans doute affaibli son jugement, son audace aussi par crainte du danger que son action à lui pourrait lui faire courir. Sans elle, ce danger qu’il devinait inévitable redevenait pour Aldo ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : le sel d’une de ces aventures dans lesquelles il se jetait toujours avec un plaisir qu’il n’hésitait pas à qualifier de pervers mais dont au fond il était conscient qu’il avait besoin d’y goûter de temps à autre comme à un fruit défendu. Cela mettait du piment dans son existence de « boutiquier ». Même si la boutique en question était un palais vénitien et les objets que l’on y
Weitere Kostenlose Bücher