Les larmes du diable
lire les langues anciennes ? Il y a quelque chose d’écrit sur ces pierres. On dirait des symboles païens. » Je perçus une note d’effroi dans la voix de l’homme.
« Je connais le latin et le grec. » Je mis pied à terre. Mes chaussures très légères et trempées faisaient un bruit mou sur les pavés ronds et mouillés. Une douzaine de dalles très anciennes gisaient dans la rue. Le constable abaissa sa lanterne sur la surface interne de l’un des blocs. Et je vis comme des lettres gravées, une étrange écriture tout en lignes courbes et demi-cercles.
« Que croyez-vous que ce soit ? demanda le constable.
— Ça date du temps des anciens druides, dit l’un des badauds. Ce sont des sortilèges païens. Il faudrait mettre ces pierres en morceaux. »
Je suivis du doigt le tracé de l’une des marques. « Je sais ce que c’est. C’est de l’hébreu. La pierre doit provenir de l’une des synagogues qu’on a détruites après l’expulsion des Juifs. Ces blocs ont sans doute été mis là lors de réparations antérieures, car le corps de garde remonte à l’époque normande. »
Le constable se signa : « Les Juifs ? Les assassins de Notre-Seigneur ? » Il regarda les signes avec inquiétude. « Nous devrions peut-être briser ces blocs en fin de compte.
— Non, dis-je. Ils ont valeur d’antiquités. Il faut prévenir l’échevin. Le Conseil de la Cité doit être avisé de cette découverte. En ce moment, il y a un regain d’intérêt pour l’étude des textes hébreux. »
L’homme paraissait sceptique.
« Peut-être y aura-t-il une récompense pour vous », ajoutai-je.
Son visage s’éclaira. « Je ne manquerai pas d’avertir l’échevin. Merci, monsieur. »
Après un dernier regard aux inscriptions anciennes, je rejoignis Chancery. Le gardien ouvrit la grille et je chevauchai jusqu’à Fleet Bridge. J’entendis au-dessous de moi le bruit d’un fort courant qui me fit penser à toutes les générations qui avaient vécu dans la Cité, traversant la vie au grand galop ou à petits pas pressés, certains pour laisser derrière eux de grands monuments et de véritables dynasties, d’autres seulement pour s’enfoncer dans l’oubli.
Lorsque je rentrai, Barak n’était pas encore là. Joan était couchée. Je dus réveiller le petit Simon afin qu’il mène mon cheval à l’écurie. Je me sentis un peu coupable d’envoyer le jeune garçon dehors sous la pluie alors qu’il avait les yeux tout bouffis de sommeil. Je pris une chope de bière et une chandelle et montai dans ma chambre. Par la fenêtre ouverte, je remarquai que le ciel était dégagé et qu’on voyait les étoiles. La chaleur allait revenir. Il avait plu sur le plancher et sur ma Bible, que j’avais laissée sur une table, près de la fenêtre. Je l’essuyai et me fis la réflexion qu’il y avait longtemps que je ne l’avais ouverte. Six ans plus tôt, l’idée d’une Bible en anglais m’aurait empli de joie. Je soupirai et me mis à examiner les papiers concernant l’affaire Bealknap que j’avais rapportés du tribunal. Je devais préparer sans délai mes recommandations au Conseil de la Cité pour un recours devant la cour de la chancellerie.
Il se faisait tard lorsque j’entendis Barak rentrer. J’allai dans sa chambre et le trouvai en chemise, en train de mettre à sécher son pourpoint à l’extérieur de la fenêtre.
« Vous vous êtes donc fait surprendre par l’orage ?
— Oui. J’ai eu une soirée bien remplie, à aller d’une taverne à l’autre. Je me suis fait tremper alors que je me rendais à celle où se retrouvent les faux témoins. J’ai aussi vu le comte, ajouta-t-il, le visage grave. Il est mécontent. Il a besoin de résultats, et non d’une foule de gens à cacher. »
Je m’assis sur le lit. « Lui avez-vous dit que nous passions nos journées à sillonner Londres ?
— Il veut nous voir. Il doit aller à Hampton Court demain pour y rencontrer le roi, mais il nous attend après-demain, et d’ici là, il veut des résultats.
— Était-il en colère ? »
Barak secoua la tête. « Inquiet. L’idée que Rich puisse être mêlé à tout cela lui déplaît fort. J’ai parlé à Grey. Comme d’habitude, il m’a regardé avec réprobation, mais il a admis que le comte étaitfort soucieux. » Je décelai une fois de plus de la peur derrière les rodomontades de Barak. Peur pour son maître, peur pour lui-même au cas où Cromwell tomberait. « Que s’est-il passé
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