Les larmes du diable
travaille plus spécialement sur les conduites. Maître Leighton.
— En effet. J’ai reçu un message me demandant de le trouver. Il était censé apporter de nouveaux tuyaux à nos maîtres d’œuvre, mais il n’est pas venu. Vous le connaissez ?
— Seulement de réputation. On m’a dit qu’il travaillait bien. »
Vervey sourit. « Oui, il est l’un des rares fondeurs à s’y entendre à cette tâche-là. Un habile artisan. »
Un artisan mort, selon toute probabilité, mais je ne pouvais pas le lui dire. Je changeai de sujet. « Croyez-vous que je pourrais aller consulter quelques ouvrages dans votre bibliothèque pendant que je suis ici ? Et peut-être en emprunter un ou deux, le cas échéant ? »
Il rit. « Cela m’étonnerait que nous ayons des ouvrages qui ne se trouvent pas à Lincoln’s Inn.
— Ah ! mais ce ne sont pas des ouvrages de droit que je cherche. Je fais des recherches sur l’histoire romaine et aimerais consulter Tite-Live, Plutarque et Pline.
— Je vais préparer un message pour le bibliothécaire. À propos, j’ai eu vent de l’incident entre votre ami Godfrey Wheelwright et le duc de Norfolk. »
Je pouvais parler sans crainte, car Vervey était partisan de la Réforme. « Godfrey aurait dû être plus prudent.
— Oui, les temps redeviennent périlleux. » Bien que nous fussions seuls, il baissa la voix. « Deux anabaptistes doivent être brûlés à Smithfield à la fin de la semaine prochaine s’ils refusent de se repentir. Le Conseil a été prié de participer à l’organisation de l’exécution et de veiller à ce que tous les apprentis y assistent.
— Je l’ignorais. »
Il secoua tristement la tête. « Je crains pour l’avenir. Mais allons, je vais vous écrire ce mot. »
Au fond de moi, je croyais très probable que les livres eussent également disparu de la bibliothèque de l’hôtel de ville, mais ils étaient tous là, sur l’étagère. Je les pris avec empressement. Le bibliothécaire était l’un de ces hommes qui estiment que les livres sont faits pour rester sur leurs étagères et non pour être lus, mais, grâce à la note écrite par Vervey, je pus passer outre. Il me regarda d’un air chagrin les ranger dans ma sacoche. En redescendant les marches de l’hôtel de ville, pour la première fois depuis des jours, je ne me sentais pas mécontent de moi-même. C’est alors que je faillis me heurter à sir Edwin Wentworth, qui montait.
L’oncle d’Elizabeth semblait avoir vieilli pendant les quelques jours qui s’étaient écoulés depuis notre entrevue. Il avait les rides creusées, les traits tirés par la souffrance, et était toujours en grand deuil. Sa fille aînée Sabine l’accompagnait, et Needler suivait, les bras chargés de gros registres.
En me voyant, sir Edwin se figea sur place. L’espace d’un instant, on eût dit qu’il avait reçu un coup. Je touchai ma toque et fit mine de passer, mais il me barra la route. Needler donna ses registres à Sabine et se posta à côté de son maître, comme pour le protéger.
« Que faites-vous ici ? demanda sir Edwin d’une voix frémissante de colère, le visage empourpré. Vous cherchez des renseignements sur ma famille ?
— Non, répondis-je benoîtement. Je m’occupe d’une affaire pour le compte du Conseil de la Cité.
— Oh, bien sûr, vous autres avocats, vous vous mêlez de tout. La peste vous emporte, bossu. Combien Joseph vous paie-t-il pour que la criminelle reste en vie ?
— Nous n’avons pas parlé argent », répondis-je, ignorant l’insulte. J’ajoutai : « Je crois votre nièce innocente, sir Edwin. Songez que, si elle l’est, vous allez envoyer au gibet une innocente alors que le coupable reste en liberté.
— Vous en savez plus long que le coroner, sans doute ? » intervint Needler avec insolence.
Sa morgue, plus encore que l’insulte de sir Edwin, me fit sortir de mes gonds. « Ainsi, vous laissez votre majordome répondre à votre place, monsieur ? lançai-je.
— David dit vrai, et il sait aussi bien que moi que vous entendez faire traîner les choses en longueur tant que vous serez payé pour cela.
— Avez-vous la moindre idée de ce qu’est au juste le supplice de la presse ? » demandai-je. Deux échevins qui passaient par là se retournèrent, en m’entendant hausser la voix, mais je n’y prêtai aucune attention. « Cela signifie rester étendu pendant des jours sous de lourdes pierres, à souffrir de la faim et de la soif, à essayer
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