Les larmes du diable
fils et sa famille. On s’entasse à cinq dans cette pièce et il nous demande un shilling par semaine ! Dans l’un des logis, la moitié des lattes du plancher se sont effondrées et les malheureux qui y habitent ont failli être tués.
— On voit bien que vous vivez dans des conditions déplorables. » Je me demandai si sa famille était au nombre des milliersqui, dans le nord du pays, avaient été expulsées de leurs terres, désormais dévolues à l’élevage du mouton.
« Vous qui êtes avocat, pouvez-vous me dire s’il a le droit de nous jeter dehors si nous ne payons pas notre loyer ?
— Il le pourrait, mais j’imagine que, si vous refusez de le verser, Bealknap négociera. Ce qu’il déteste par-dessus tout, c’est perdre de l’argent », dis-je avec sarcasme. Parler d’un confrère en ces termes était déloyal, mais, s’agissant de Bealknap, je m’en moquais. La vieille femme hocha la tête.
« Comment puis-je accéder à la fosse ? » demandai-je.
Elle tendit la main vers le couloir. « Vous verrez une petite porte là où était autrefois l’autel. La fosse se trouve dans le cloître. Mais bouchez-vous le nez. » Elle s’interrompit. « Essayez de nous aider, monsieur, la vie ici est un enfer !
— Je vais m’y employer », dis-je en la saluant. Je me dirigeai vers la porte qu’elle m’avait indiquée, pendant de guingois sur ses gonds mal assujettis. J’étais navré pour cette vieille femme. À court terme, je ne pouvais pas faire grand-chose puisque le procès était porté devant la chancellerie, mais, si Vervey graissait la patte aux clercs du bureau des six secrétaires, nous pourrions aller plus vite.
L’ancienne cour du cloître avait été transformée elle aussi. Le déambulatoire avait été fermé par d’autres cloisons de bois posées entre les piliers, laissant au centre un quadrilatère entouré de logis minuscules et branlants. En guise de rideaux, de méchants chiffons pendaient aux minuscules fenêtres. Ces logis étaient destinés aux plus pauvres d’entre les pauvres. Le soleil qui se réverbérait sur les dalles blanches de la cour carrée, autrefois foulées par les moines, me fit cligner des yeux.
La porte de la plus petite de ces pièces, ouverte, laissait sortir une puanteur atroce. Je me bouchai le nez et passai la tête à l’intérieur. Dans la terre, on avait creusé un trou au-dessus duquel on avait jeté des planches posées sur des briques. C’était une de ces fosses sans effluent, où l’on faisait ses affaires debout. Le trou aurait dû être profond de vingt pieds, de façon que les mouches n’atteignent pas la surface ; à voir le nuage d’insectes bourdonnant autour des planches, je devinai qu’il ne devait pas avoir plus de dix pieds. J’examinai l’intérieur du puisard sombre et nauséabond. Les parois n’étaient même pas revêtues de bois, et encore moins de pierre, conformément aux règlements. On ne pouvait s’étonner qu’il y eût des fuites. Je me souvins de ce que Barak m’avait dit de son père, qui était tombé dans l’une de ces fosses, et frissonnai.
C’est avec soulagement que je ressortis. Il me restait à visiter les maisons voisines, dont la Cité était propriétaire avant de regagner Chancery Lane. La matinée s’avançait et le soleil approchait du zénith. Je me passai la manche sur le front, puis repoussai la bride de ma sacoche pour mieux en répartir le poids, qui me sciait le dos.
C’est alors que je les vis. Ils se tenaient de chaque côté de la porte de l’église, tellement immobiles que je ne les avais pas remarqués tout de suite. Un grand maigre au visage pâle si grêlé par la petite vérole qu’on eût dit que le diable le lui avait déchiré à coups de griffe ; l’autre, un gaillard massif et imposant dont les petits yeux étaient fixés sur moi. Les sourcils froncés, il tenait levée dans ses grosses pattes une hache au manche coupé court, ce qui en faisait une arme redoutable. Toky et son compagnon Wright… Je déglutis et sentis mes jambes trembler. Hormis la porte de l’église, il n’y avait aucune issue au cloître. Je jetai un coup d’œil aux rangées de portes, mais elles étaient toutes closes, les habitants étant soit au travail, soit dans les rues à mendier. Je cherchai ma dague à tâtons.
Toky sourit, découvrant des dents blanches parfaites, et leva son poignard.
« Vous n’avez pas remarqué que nous vous suivions ? demanda-t-il gaiement d’une
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