Les larmes du diable

sans doute allumé les bûchers. Derrière nous, le fleuve roulait ses eaux vers London Bridge, où la tête de Cromwell était fixée sur sa pique. Entre Smithfield et la Tamise, la ville se déployait, turbulente, toujours en attente de justice et de pardon.

NOTE HISTORIQUE
    Lorsque arriva l’été 1540, le plus chaud du siècle, la position de Thomas Cromwell, ministre principal de Henry VIII, était menacée. Le roi avait rejeté l’autorité de Rome pour se déclarer chef de l’Église huit ans auparavant, et avait au début accueilli avec faveur les mesures réformatrices. La Dissolution des monastères, à l’initiative de Cromwell, avait apporté d’immenses richesses à Henry, qui avait laissé à Cromwell et à l’archevêque Cranmer toute latitude pour en finir avec les cérémonies en latin et imprimer la Bible en anglais pour la première fois.
    Mais à la fin des années 1530, le vent avait tourné. Le conservatisme religieux foncier de Henry se renforçait et il redoutait que le renversement de l’ancienne hiérarchie religieuse n’aboutisse à une remise en cause de la structure sociale séculière, comme cela s’était produit dans certaines régions d’Allemagne. Les édits religieux de 1539 amorcèrent une régression doctrinale.
    De surcroît, l’Angleterre se trouvait à présent isolée en Europe. Le pape poussait les puissances catholiques — France et Espagne — à s’unir pour reconquérir l’île hérétique et la ramener dans le sein de l’Église catholique. On redoutait sérieusement l’invasion et l’on dépensa des sommes considérables pour entraîner de jeunes recrues, fortifier la côte sud et développer la flotte.
    Cromwell s’efforça à la fois de renforcer la Réforme dans le pays et la position militaire de l’Angleterre à l’étranger en mariant le roi (veuf depuis la mort en couches de sa troisième femme, Jane Seymour, en 1537) à une princesse de l’un des États associés à la Ligue protestante allemande. Hélas, son choix d’Anne de Clèves fut un désastre. Le roi la prit en grippe au premier regard et sedéclara incapable d’avoir des relations charnelles avec elle. Quoiqu’il eût donné son accord à ce mariage, Henry VIII, qui cherchait toujours quelqu’un d’autre que lui-même à blâmer pour ses difficultés, s’en prit à Cromwell. Comble de malchance pour celui-ci, l’alliance franco-espagnole naissante se brisa, les deux pays retournèrent à leurs hostilités traditionnelles, et le risque d’invasion s’éloigna.
    Entre-temps, le roi, âgé de près de cinquante ans, s’était épris de Catherine Howard, la jeune nièce du duc de Norfolk. Lequel se trouvait à la tête des conservateurs religieux à la cour et était depuis longtemps le plus dangereux ennemi de Cromwell. Lorsque le roi voulut divorcer d’Anne de Clèves, qu’il venait d’épouser, et prendre Catherine pour cinquième épouse, Cromwell se trouva pris au piège. Il avait autrefois aidé le roi à se débarrasser de Catherine d’Aragon et d’Anne Boleyn, mais une reine Howard signifiait inévitablement un défi à sa politique ainsi qu’à la Réforme. On peut conjecturer avec Shardlake que, si Cromwell avait aidé le roi à divorcer, il aurait réussi de justesse à se sauver — il s’était tiré à plusieurs reprises de situations critiques —, mais il s’efforça de sauvegarder le mariage avec Anne de Clèves, ce qui finit sans doute de lui aliéner le roi.
    Il n’en reste pas moins que l’arrestation de Cromwell en pleine séance du Conseil privé le 10 juin 1540, au motif — visiblement fabriqué — de crime contre l’État, a surpris les contemporains autant qu’elle a intrigué les historiens. Mon histoire de la conspiration du feu grégeois comme dernier aléa ayant précipité la chute de Cromwell est bien entendu totalement imaginaire, mais elle comble un vide. Tout le monde, y compris sir Richard Rich, tourna casaque. Grey, le secrétaire, est un personnage fictif, mais il a dû avoir de nombreux homologues dans la réalité.
    Thomas Cromwell fut exécuté le 28 juillet 1540, comme on le raconte dans le livre. Henry divorça d’avec Anne de Clèves, qui ne fut pas fâchée d’échapper à ce terrible époux, et il épousa en secret Catherine Howard le lendemain de l’exécution de Cromwell. Le mariage devait se terminer un an plus tard par une autre tragédie macabre.
    Cependant, le retour à Rome n’eut pas lieu. Pendant le reste