Les Lavandières de Brocéliande
intérêts encore. Elle nettoyait du linge propre, était correctement payée pour cette tâche et se passait parfaitement bien de la considération d’autrui.
Elle n’avait pas fini de trier ses draps qu’une bande de jeunes filles arriva en entonnant un ancien chant de lavandières.
Du premier coup qu’ell’ frappe
Son battoué 3 s’est cassé,
Diguedon madondaine !
Son battoué s’est cassé,
Diguedon madondé !
Elles riaient, jouaient à se bousculer ou à faire verser leurs brouettes. Elles étaient six en tout et n’avaient pas vingt ans. Dahud les réprimanda de loin :
– Ah ! ces garçailles 4 , c’est toujours en retard et ça ne pense qu’à prendre du bon temps ! Après, ça s’étonne de ne pas avoir fini à l’heure !
Les jeunes filles répondirent par des gloussements, mais cessèrent leurs petits jeux. Elles saluèrent Dahud et Gwenn d’un hochement de coiffes et prirent place autour du bassin, déversant sur la margelle leurs ballots avant de commencer leur buée 5 .
– Tu peux me prêter ton savon ? lança l’une d’entre elles à Gwenn. J’ai oublié le mien à la maison…
– Tu ne l’as pas oublié, Fanchon, tu l’as laissé exprès ! dit une deuxième. C’est mieux d’user le savon des autres que le sien, pas vrai ? Au prix qu’il coûte… Sans compter le voyage à Mauron…
– Tu n’es qu’une mauvaise langue, Nolwenn ! rétorqua l’accusée. Le coq ne m’a pas réveillée ce matin, j’ai dû courir. J’ai même pas eu le temps d’avaler une chicorée…
– Pauvre Fanchon, fit une autre. Si elle a du mal à se lever matin, c’est qu’elle fait trop la noce à la nuitée, surtout les samedis soir. On dit qu’on l’a vue hier soir au lavoir, mais ce n’était pas pour mener la buée 6 , c’était pour conter fleurette à son bon ami Corentin !
– C’est la jalousie qui te fait braire, Margarit ! se défendit Fanchon. C’est pas parce que tu n’as pas d’amoureux qu’il faut répandre des racontailles sur les autres !
– Tiens ! intervint Gwenn en tendant son pain de savon à Fanchon pour couper court à la dispute. J’ai bien essongé 7 mon linge, je n’en ai plus besoin.
– Tu es bien trop bonne avec elle ! la tança Dahud. Tantôt elle te demandera ta brosse ou ton battoué ! C’est de la fainéantise, tout ça, rien de plus !
Fanchon ne releva pas et se contenta de prendre le savon en remerciant Gwenn d’un petit sourire qui semblait dire : « Je te revaudrai ça ! » Mais Gwenn n’était pas dupe. Fanchon prenait mais ne donnait jamais rien en échange. Fallait-il lui en faire reproche ? Elle avait dix-sept ans, l’âge où on découvre la vie et l’amour et où tout semble permis. Son idylle avec Corentin, le jeune apprenti menuisier, étaitconnue de tous, mais la jeune fille pensait que son amourette s’enjolivait du secret qu’elle croyait avoir préservé.
Les lavandières frottaient leur linge tout en jouant à des petits jeux. Elles s’éclaboussaient en frappant les draps de leur battoir, faisant mine de s’offusquer de ces rincées savonneuses. Si elles étaient trop loin les unes des autres, elles se passaient le pain de savon en le mussant dans leur sabot qu’elles laissaient flotter sur toute la longueur du bassin comme un petit bateau. Elles usaient aussi de mimiques. Elles jetaient des regards en coin en direction de Dahud, avant d’échanger entre elles des grimaces et des sourires entendus.
La plus expressive, dans ces minauderies et ces rires sous cape, était Annaïg, la propre fille de Dahud. Elle avait dix-huit ans et la beauté que sa mère avait perdue depuis longtemps. Cette dernière avait élevé sa fille seule, dans une sévérité extrême cherchant à compenser l’absence de père. Elle n’était parvenue qu’à faire germer et proliférer chez Annaïg un sentiment de frustration et de rancœur qui s’était peu à peu mué en haine. Non pas cette haine franche et brutale qui oppose les ennemis jurés, mais une haine larvée et muette, faite de non-dits, de haussements d’épaules et de regards au plafond, cette haine confite en habitudes et en silences lourds qu’entretiennent les époux mal appariés, condamnés à vivre et à mourir ensemble dans un même enfer routinier. Annaïg et Dahud étaient pareilles à ces malheureux ; elles ne se parlaient pas, en tout cas jamais directement, partageaient la soupe et le pain en s’ignorant et menaient
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