Les Lavandières de Brocéliande
chaque matin la buée comme si elles étaient de parfaites étrangères. La jeune Annaïg Le Borgne se vengeait de ces chicaneries de vieux couples en se moquant de sa mère lorsqu’elle avait le dos tourné, encouragée par les gloussements complices de ses amies.
– Pouah ! s’écria soudain Louison, la dernière lavandière. J’ai écopé d’un caneçon 8 tout sali au derrière !
– C’est un pet fouérou ! confirma Annaïg après avoir plongé son nez dans le caleçon incriminé. C’est le caneçon à qui ?
– Au père Levasseur, le marchand de charbon, fit la jeune fille avec une moue de dégoût. Mais ce n’est pas avec des pets qu’il a bassiné aussi salement sa culotte, le bougre. Il a dû avoir une sacrée drouille 9 . Ça pue drôlement, là-dedans !
– Ma fille, si tu as le nez si fin, je te conseille de changer de métier, intervint Dahud d’un ton sec. N’oublie jamais que tu es payée pour nettoyer la merde des autres !
Les lavandières pouffèrent de rire.
– C’est vrai que vous savez lire dans le linge, mamm-goz Dahud ? demanda Fanchon.
Dahud tiqua. Elle n’aimait pas qu’on l’appelle grand-mère, même si elle en avait l’allure. Mais elle ne voulait pas perdre une aussi bonne occasion de faire étalage de son savoir.
– C’est tout un art ! commença-t-elle. On peut savoir la vie des gens rien qu’en reniflant leurs chemises et leurs caneçons. Du sang sur les serviettes intimes : ces dames ont leurs périodes. Plus de serviettes à laver : elles sont grosses. Des draps et des torchons brodés : un mariage est dans l’air. Dans les chemises, on trouve aussi les restes des mangeailles, lorsque les hommes se nettoient la lippe d’un revers de manche. S’ils ont abusé du cidre ou du gwin ruz 10 , on en devinera les marques sur le jabot ou le devant de la chemise.S’ils se sont boissonnés 11 jusqu’à tomber par terre, on le saura à leur vomi ou à leur merdaille, comme pour le père Levasseur. Quant aux trousse-guenilles en ribote qui courent après les filles, ils auront eux aussi des taches à leurs caneçons, mais ça ne sera pas les mêmes…
– Je vois ce que vous voulez dire, s’esclaffa Fanchon. Des taches de liqueur d’homme !
Toutes les filles éclatèrent de rire, se tapant sur les cuisses et rejetant leur tête en arrière, dévoilant leurs dents blanches et faisant gonfler leurs poitrines. Dahud les observa d’un œil suspicieux.
– Vous avez tâté de la goutte 12 de bon matin, ma parole ! Vous semblez bien allumées, mes garçailles… Mais ce n’est pas en rigolant comme des tordues que l’ouvrage va se faire. Arrêtez de faire vos commères… Chantez tant que vous voudrez, mais gardez vos idioties pour vous !
Les lavandières reprirent leur buée tout en entonnant leur chant.
La fille est désolée,
Elle se mit à pleurer.
Par le grand chemin passe
Beau jeune cavalier
Qui lui demande, belle,
Qu’avez-vous à pleurer ?
J’ai beau pleurer, dit-elle,
Mon battoué s’est cassé !
– J’en connais qui en rêvent, du beau et jeune cavalier, et pas seulement la nuit ! commenta Margarit d’un air entendu. Mamm-goz Dahud, vous qui savez lire dans lelinge, vous pouvez nous dire avec quel beau gars on se mariera ?
Les jeunes lavandières pouffèrent, sauf Gwenn, qui fit mine de ne pas avoir entendu la remarque à double sens de sa camarade. Plongée dans sa lessive, elle ne remarqua pas le regard chargé d’ironie que lui jeta à ce moment précis Annaïg.
– C’est pas avec le linge qu’on choisit les fiancés, intervint Nolwenn. C’est en allant jeter des épilles dans la fontaine de Barenton…
À cette évocation, le visage de Dahud se ferma brusquement et ses yeux devinrent songeurs. Ses lèvres étaient si serrées qu’on eût dit une mince tige de fer qui lui clouait la bouche.
– J’y suis allée, moi, à Barenton, au printemps dernier, enchaîna Margarit d’un air réjoui. Elles sont toutes restées à la surface. J’aurai un beau mariage, et même l’embarras du choix !
– Et combien que tu en as jetées, des épilles , dans la fontaine ? interrogea Nolwenn d’un air goguenard.
– La boîte entière !
– Alors, ça veut dire que tu auras beaucoup d’amants et que ton mari aura des cornes au front !
Toutes s’esclaffèrent, sauf Margarit qui flanqua un bon coup de battoir sur son linge pour marquer son mécontentement.
– C’est la jalousie qui te fait
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