Les Lavandières de Brocéliande
d’autrui. Il reconnut, derrière l’accumulation de travers, de compromissions, voire de corruptions qui formaient le lot de la famille Montfort, la candeur profonde qui caractérisait Françoise. Elle était complice sans le savoir de méfaits dont elle n’était pas l’instigatrice, dont elle n’était même pas consciente. Pour autant, il se devait de lui dessiller les yeux.
– Ma fille, vous auriez dû venir me trouver depuis longtemps, lui dit-il lorsqu’elle eut terminé son long récit. Je ne peux vous blâmer des nombreux péchés dont se sont rendus coupables vos proches, mais votre entêtement à ne pas les remarquer ou à les sous-estimer n’a guère été salutaire, car il n’a fait qu’encourager votre époux et votre fils à céder aux tentations qui se sont offertes à eux. En ne voulant que leur bien, ce dont je suis persuadé, vous ne leur avez pas donné la chance de s’écarter des nombreuses voies du vice dans lesquelles ils se sont fourvoyés.
Françoise avait du mal à comprendre la colère du prêtre, qu’elle trouvait, sinon tout à fait injuste, en tout cas disproportionnée en regard des faits relatés. Il faut dire que son insouciance et son aveuglement étaient tellement ancrés, et depuis si longtemps, qu’elle avait fini par perdre en grande partie le sens des valeurs. Que le baron sorte seul chaque mois sans dire où il allait ou qu’il reçoive des officiers allemands à dîner, qu’il héberge sous son toit la fiancée enceinte de son fils dans des conditions proches de la séquestration, que Philippe délaisse Rozenn pour rencontrer une jeune fille près du lavoir, qu’il nie ensuite l’y avoir vue afin de reporter les soupçons sur un autre, ce n’étaient pas à ses yeux des péchés ou des crimes, mais des affaires d’hommes dont elle n’avait rien voulu savoir.
– Que pouvais-je faire, mon père ? argumenta-t-elle encore. Vous savez comment sont les hommes. Ils mènentleur vie de leur côté, laissant les femmes à la maison, qu’il s’agisse de leurs mères, de leurs épouses ou de leurs fiancées. Du temps du baron Alphonse, les femmes n’avaient pas davantage droit au chapitre. On ne leur disait rien et on ne leur demandait jamais leur avis. D’ailleurs, elles ne pouvaient même pas prendre la parole sans y avoir été invitées. Et elles n’avaient pas intérêt à se plaindre…
– Les règles anciennes et désuètes de votre noblesse de terre n’ont pas à contredire celles qui s’imposent à tout bon chrétien, ou tout simplement à tout honnête citoyen, ma fille. Nous ne sommes plus au temps du baron Alphonse, que je sache. Et le Seigneur n’a jamais interdit aux femmes de s’exprimer. Songez à Marie-Madeleine…
– La pécheresse ? questionna Françoise, légèrement troublée.
– Non, la disciple du Christ. Celle qui a oint les pieds du Seigneur d’un parfum rare. Celle qui, la première, a été témoin de sa Résurrection… Jésus respectait les femmes, ma fille. C’est pourquoi les femmes doivent apprendre à se faire respecter des hommes, si elles veulent être en accord avec les commandements divins et les Évangiles…
C’était la première fois de sa vie que Françoise entendait de pareils arguments en faveur du rang et du rôle des femmes. Ils lui paraissaient relever davantage d’un discours social et politique un tantinet progressiste que de la diatribe d’un recteur de petite église de campagne bretonne que l’on ne pouvait en aucun cas soupçonner d’être un rouge. Ces réflexions paradoxales achevèrent de la désorienter.
– Quelle pénitence m’infligez-vous, mon père ? demanda-t-elle enfin, soudain pressée de quitter ce lieu clos où elle avait livré plus d’informations qu’elle n’eût voulu.
– Vous réciterez votre rosaire chaque jour, ma fille, en méditant sur le sens des responsabilités qui vous incombenten tant que femme, épouse et mère. Et revoyons-nous un peu plus régulièrement à l’avenir. Allez en paix, à présent. Que le Seigneur vous guide et vous accompagne.
Et d’une rapide bénédiction tracée en l’air de sa main droite, le recteur de Concoret chassa la baronne de son confessionnal.
40
Samedi 4 décembre 1943
Le Val-sans-Retour se présentait sous la forme d’un profond ravin bordé de parois de schiste pourpré jouxtant le lac du Miroir-aux-Fées. C’était un endroit sauvage à la végétation inextricable auquel on ne pouvait accéder que par
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