Les Lavandières de Brocéliande
deux chemins non carrossables : l’un grimpait sur l’à-pic des landes de Gautro, d’où l’on pouvait jouir d’une vue plongeante sur le lac enféé , l’autre suivait le cours du ruisseau de Rauco débouchant au creux de la vallée. Dans les deux cas, Tréhorenteuc était le passage obligé pour se rendre dans ce lieu que la légende arthurienne avait associé à la sombre présence de la fée Morgane.
C’est là, dans cet imprenable maquis, que s’était réfugié le petit groupe de jeunes gens qui avaient préféré entrer dans la clandestinité plutôt que de se plier à l’humiliation du Service du travail obligatoire. Ce faisant, ils avaient intégré le réseau de Résistance de l’Armée secrète animé par le gendarme Maurice Guillaudot, alias Yodi. Ils étaient douze en tout, ce qui ne les rendait guère dangereux pour les forces militaires allemandes, mais leur désertion faisait d’eux un symbole de rébellion insupportable aux yeux des occupants. Depuis que Loïc les avait rejoints un mois plus tôt, ilsétaient treize ; ils n’auraient su dire si ce chiffre était un signe de chance ou de malédiction.
Depuis plus de neuf mois, ils avaient pu échapper aux soldats de la S.S. grâce à la complicité des habitants de Mauron, Paimpont, Concoret ou Tréhorenteuc. Les fermiers leur faisaient passer des vivres en cachette et les gendarmes acquis à la cause de Yodi leur fournissaient des armes : carabines ou pistolets Mauser et Luger dérobés à l’armée allemande. Ils ne s’en étaient jamais servis, mais les portaient bravement au côté, comme des chevaliers l’auraient fait de leurs épées.
Comme l’avait expliqué l’abbé Guilloux, ces enfants du maquis étaient en effet des chevaliers des temps modernes. Et comme leurs homologues médiévaux, ils avaient le cœur tourné vers l’Angleterre, dans l’attente d’un nouveau roi Arthur qui saurait les sauver des tribulations du royaume, ou d’un Lancelot au cœur pur qui désamorcerait les enchantements et maléfices que la noire fée Morgane avait jetés sur le Val-Périlleux, les encerclant de murailles de flammes et de forteresses imprenables, de géants terrifiants et de dragons cracheurs de feu. Car le Val-sans-Retour, malgré la présence apaisante du Miroir-aux-Fées, évoquait bel et bien un lieu perdu et sans rémission, un enfer terrestre gorgé de sang. Rouges étaient les rochers de schiste cuirassant le flanc des falaises, rouge le ruisseau se jetant dans le lac, à cause du minerai de fer charrié par l’onde, rouge le crépuscule s’abattant sur la vallée.
Selon la légende, les chevaliers enfermés dans le Val-sans-Retour étaient les amants infidèles que Morgane, séduite puis abandonnée par son ami Guyomart, avait cherché à punir en les tenant enfermés dans ce vallon enchanté, qu’elle avait surnommé le val des Faux-Amants. Pour autant, ces chevaliers en exil n’étaient pas exposés à des dangersparticuliers, à l’exception des illusions et des mirages qui leur faisaient voir des ennemis et des monstres là où il n’y avait que tumulte des vents soufflant dans les forêts de pins. Ils menaient même une vie relativement douce, ayant pour se distraire nourriture et boisson en abondance, musiciens et danseuses, jeux d’échecs et parties de chasse, et même un aumônier pour écouter leurs péchés et calmer leur conscience. Mais ils souffraient, au fond d’eux-mêmes, du pire des maux : la nostalgie d’être privés de leur patrie inaccessible.
Les jeunes recrues de l’Armée secrète étaient semblables à ces chevaliers en pénitence. Sans pour autant s’adonner à tous les plaisirs, boire et faire bombance, ils ne manquaient de rien qui pût mettre en péril leur survie, jouaient aux cartes et se confessaient, s’ils en éprouvaient le besoin, au bon abbé Guilloux en se rendant nuitamment dans son église ouverte aux quatre vents. Mais ils ne pouvaient être heureux pour autant, et ne le seraient pas tant que la France et surtout leur Bretagne chérie seraient foulées aux pieds par des bottes étrangères. Ils souffraient de la nostalgie de la liberté.
Loïc s’était aussitôt acclimaté à ce nouveau mode de vie qui ne le changeait guère de ses habitudes d’homme des bois. Il était habitué à dormir à la dure, sans autre toit qu’un tissage de branchages ou le ciel nu. Il savait accommoder en soupe les herbes et racines qui ne demandaient que la peine de les
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