Les Lavandières de Brocéliande
du Morbihan. C’est pourquoi nous devons réunir le plus grand nombre d’hommes possible. En êtes-vous ?
Guimard s’exprimait sur un ton qui ne supportait pas la contradiction. Habitué à mettre chaque jour en danger sa vie et celle de ses hommes, il ne s’embarrassait pas de paraphrases ou de politesses inutiles. Les jeunes réfractaires au S.T.O. acquiescèrent en chœur, trop heureux à l’idée de quitter enfin ce vallon où ils se sentaient pris au piège. Loïc fut le seul qui se permit une remarque :
– Je suis un simple charbonnier de la forêt de Brocéliande, où j’ai toujours vécu… Je ne connais rien à la guerre.
Guimard le jaugea d’un seul coup d’œil.
– Le Masle, c’est bien ça ? J’ai entendu parler de toi, camarade. Ta tête est mise à prix partout par les Boches. Je ne sais pas ce que tu as fait exactement pour mériter ce traitement, mais cela suffit pour que tu sois des nôtres. Je te rassure, Saint-Marcel n’est pas le bout du monde. Nous serons toujours dans le Morbihan, après tout ! Mais tu as sans doute une bonne amie dans la région, pas vrai ? Tu n’as pas envie de la quitter…
Loïc rougit. Il n’aurait jamais osé qualifier Gwenn de « bonne amie ». Et pourtant…
– Ne t’en fais pas, reprit le chef du maquis sans lui laisser le temps de répondre. Ce n’est pas pour tout de suite, il faut encore que nous sécurisions notre périmètre. Tu as encore le temps de lui dire au revoir, à ta princesse, charbonnier.Et puis, quand tu reviendras, à la fin de la guerre, tu seras un héros ! Un vrai chevalier du Moyen Âge…
Loïc ne put s’empêcher de sourire à cette comparaison imagée qui lui rappelait les dissertations lyriques de l’abbé Guilloux au sujet des nobles et vaillants chevaliers de la Table ronde. Il n’avait sans doute pas la beauté et la silhouette élancée de Lancelot, mais il en avait la candeur et pouvait en acquérir le courage. Il ne s’était jamais attendu à devenir un héros. Mais si son courage lui permettait de gagner le cœur de Gwenn, cela valait la peine de risquer sa vie.
Rasséréné, le bossu gratifia Émile Guimard de son sourire le plus franc.
– Dans ce cas, j’en suis, moi aussi…
– Bien parlé ! répondit le maquisard en lui donnant une bourrade amicale. C’est avec des gars comme toi que nous bouterons les Frisés hors de Bretagne. Sois brave, et surtout reste toujours fidèle au serment d’allégeance que tu as fait à l’Armée secrète, comme au serment d’amour que tu as fait à ta belle.
– Je serai fidèle à mon serment…, articula Loïc, la gorge nouée par l’émotion.
– C’est bien ! L’heure de la libération sonnera bientôt, et le nouveau gouvernement de la France libre saura récompenser l’action de tous les résistants de l’ombre qui auront servi dans l’Armée secrète. Quant aux autres, les collabos, les miliciens, les vendus et les trafiquants du marché noir, ils iront pourrir dans l’enfer allemand de Hel, la déesse cruelle dont le trône est fait d’ossements. Je n’aimerais pas être à leur place. Sur ce, salut, camarades !
Le chef des maquisards tourna brusquement le dos et s’en fut aussi rapidement qu’il était venu, accompagné de ses soldats de l’ombre.
1 . Dame-jeanne d’une contenance de deux à six litres pour emmener le cidre aux champs.
2 . Fioles d’eau-de-vie.
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L’abbé Guilloux était occupé à chasser les souris et ôter les toiles d’araignée dans le chœur de sa petite église abandonnée de tous. Nul paroissien n’y venait jamais, à l’exception, parfois, des quelques maquisards du Val-sans-Retour, mais cela n’empêchait pas le prêtre de dire sa messe chaque matin à l’aube et de sonner les vêpres au coucher du soleil. Il devait au Seigneur de lui offrir un lieu accueillant qui, à défaut d’être grandiose et majestueux, serait au moins propre et sans souillure.
L’après-midi touchait à sa fin et le pâle soleil de décembre éclairait de ses ors le vitrail des chevaliers de la Table ronde. Le recteur de Tréhorenteuc ne se lassait pas de contempler cette scène où la spiritualité chrétienne et les croyances païennes se rejoignaient. Il savait que l’évêque, déjà remonté contre lui, avait qualifié de sacrilège cette interprétation de la Cène inspirée par l’esprit des légendes celtiques. Mais il se moquait bien des jugements de l’évêque et de ses mises à l’index.
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