Les Lavandières de Brocéliande
enjamba les parois de son carrosse de bois et vint s’accroupir près de la pleureuse. Elle ne l’avait jamais appréciée, mais elle ne pouvait demeurer insensible à sa souffrance.
– Calmez-vous, Dahud… Je vous comprends…
La vieille secoua la tête.
– Non, tu peux pas comprendre. Personne peut. Perdre un enfant, son propre enfant, c’est une chose… une chose qu’on peut pas dire, mais qui tord le ventre et qui peut pas s’oublier…
Dahud se moucha avant d’essuyer son visage barbouillé de larmes.
– Annaïg, elle avait pas que des qualités, reprit-elle d’une voix plus assurée. On s’entendait pas trop bien non plus, faut dire le vrai. Qu’est-ce que tu veux, une fille élevée seule par sa mère, c’est pas bon. Pour commander, faut l’homme. Sinon, les garçailles, elles se croient tout permis. Toi, t’as eu d’la chance d’avoir Yann. Il t’a bien élevée… Mieux que moi avec Annaïg…
– C’est vrai, reconnut Gwenn. Il m’a bien élevée. Mais ce qui m’a manqué, à moi, c’est une mère…
À ce mot, Dahud saisit les poignets de la jeune femme et la scruta intensément au fond des yeux.
– Ah ! si j’avais eu une fille comme toi, ç’aurait pas été pareil… Toi, tu es bonne. T’es pas de la même classe que toutes ces garcettes qui courent les garçons… T’es pas d’la même race et ça se voit. On y peut rien. C’est le sang qui parle…
Gwenn eut une réaction de surprise face à l’étrange discours de la lavandière.
– Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas… Je suis une fille comme une autre. Une simple villageoise…
Dahud continuait à l’observer d’un air énigmatique.
– Allons… Tu vas pas m’dire que tu sais rien… Ce vieil ours de Yann est plutôt taiseux, mais il a bien dû te parler de tes parents…
Gwenn se redressa brusquement, comme frappée par la foudre.
– Mes parents ? Vous savez quelque chose sur mes parents ?
Dahud continuait à la fixer avec, à présent, une pointe d’incrédulité.
– Ben oui, j’en sais même long… J’en sais autant que Yann… C’est normal, on était tous amis à l’époque. Alors, comme ça, il t’a rien raconté, l’homme des bois ? Même pas leur nom et d’où qui v’naient ? Remarque, ça m’étonne guère de lui. Il a toujours été comme ça. Secret, secret. Moins on en dit, mieux on se porte… Déjà, quand on avait quinze ans, il parlait jamais de trop, sauf aux arbres et aux merles.
Gwenn ne savait plus que dire, que faire. Elle s’était juré de ne pas prêter attention aux confidences de la lavandière, mais voici que ces confidences la concernaient de près.
– Eh oui, ça a l’air de t’étonner, mais on a eu quinze ans aussi, nous autres… Et on était bons amis. On était cinq en tout. Cinq amis fidèles, à la vie à la mort… Y avait Yann, y avait moi et y avait Hubert.
La lavandière marqua une pause, pour ménager son effet. Gwenn s’efforça de ne pas montrer son impatience, mais elle ne put empêcher ses lèvres de frissonner.
– Et pis y en avait deux autres encore, dans la bande. Ils sont morts tous les deux, y’a longtemps. C’est dommage,c’était les meilleurs d’entre nous. C’est toujours les meilleurs qui partent en premier, à ce qu’on dit…
– Et ces deux autres amis, c’étaient…, articula avec peine la jeune femme.
– Tes parents, oui ! triompha la vieille femme. Tous les cinq, on était comme les doigts de la main. Jusqu’à ce fameux jour où on s’est tous séparés. Le jour où Barenton a grondé.
Gwenn croisa les bras et regarda Dahud bien en face.
– Pourquoi me dites-vous tout cela aujourd’hui ?
La lavandière se remit à sangloter doucement.
– C’est que je me fais vieille et que je voudrais pas passer de l’aut’côté en emportant des secrets trop lourds. Maint’nant que j’ai plus mon Annaïg, ces secrets, ils me pèsent trop, tu comprends ? Alors, j’ai envie de les dire à quelqu’un.
– Mais pourquoi à moi ? insista Gwenn.
– Et à qui d’autre ? Hubert a défunté. Philippe aussi. Sans compter ma petite Annaïg. D’la bande, il reste que Yann et moi. Et on est pas éternels. T’es la seule à pouvoir connaître toute l’histoire et t’en souvenir, tu comprends ? La seule…
La jeune femme se demandait encore si elle pouvait accorder sa confiance à cette vieille folle de Dahud. Yann ne lui avait-il pas juré qu’il lui révélerait tout
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