Les Lavandières de Brocéliande
pas inaperçu. Le baron suicidé dans son propre château et Philippe succombant au beau milieu de l’étude de maître Le Bihan. Malgré l’hostilité qu’elle lui avait manifestée ces derniers temps, elle n’avait pu s’empêcher d’éprouver du chagrin. Philippe n’était pas un saint, mais il était tout de même son ami d’enfance. Sa mort avait été brutale et elle n’avait pas été belle. Il avait agonisé longtemps et les gendarmes l’avaient trouvé avec le visage bleu et la langue noire, paraît-il. Rozenn, à ce qu’on disait, lui avait fait absorber un liquide en profitant de son inconscience. Avait-elle cherché à se venger de lui de cette horrible façon ? Les gendarmes n’avaient pas encore retenu de charges contre elle et l’avaient laissée libre, mais les langues avaient roulé pour donner leur version des faits : Rozenn avait empoisonné son ex-fiancépour le punir de l’avoir trompée, humiliée et abandonnée. Quant au suicide d’Hubert, il ne laissait pas non plus de doutes dans l’esprit des villageois : s’il s’était donné la mort, c’était qu’il avait honte des actions de son fils, le responsable de la mort d’Annaïg Le Borgne. Ou bien encore avait-il lui-même trempé dans cette sombre histoire. N’avait-il pas la réputation d’être un menou de loup, toujours escorté de sa bête noire qui l’avait suivi dans la mort ?
Mais Gwenn ne tenait pas à commenter ces tragiques événements. Elle se glissa dans son carrosse sans chercher à poursuivre la conversation. Dahud changea habilement de sujet :
– T’as bien raison de v’nir au doué si matin. Au moins on entend pas les ragots des autres nigousses…
Gwenn faillit rétorquer qu’en matière de ragots Dahud ne demeurait pas en reste mais, par égard pour son chagrin, elle s’abstint.
– Ça tombe bien qu’on soit toutes les deux bien tranquilles àmatin , reprit la femme en noir. Ça fait longtemps qu’on a pas causé, tu trouves pas ? Et on en a long à dire…
Gwenn entreprit de savonner son linge. Elle ne lui avait jamais fait confiance et se méfiait d’instinct de cet assaut d’amabilité.
– Et de quoi voulez-vous qu’on cause ? répondit-elle prudemment.
– De ce qu’on a jamais le temps de dire, répliqua Dahud en étirant son sourire édenté. Du passé, par exemple.
– Du passé ?
Dahud eut un petit gloussement amusé.
– C’est que je ne suis plus toute jeune, ma belle ! J’en ai vu, dans ma vie. Et j’en sais, des choses. Des choses que tout le monde sait pas.
Gwenn lui lança un regard glacé. Elle n’éprouvait aucun désir d’entrer dans les confidences de la vieille lavandière aux paroles vipérines.
– Cela ne m’intéresse pas, trancha-t-elle. Je respecte votre douleur, mais je n’ai pas envie d’entendre vos menaces et vos malédictions. Il y a eu bien assez de morts comme ça. Laissons-les reposer en paix…
La jeune femme se remit à son travail, décidée à ne plus entrer dans le jeu de la vieille folle. Si elle se remettait à déblatérer sur les lavandières de la nuit ou à jeter ses imprécations à tous les vents, elle lui opposerait un silence de marbre.
Mais Dahud ne semblait pas d’humeur vindicative. Au contraire, elle retourna elle aussi à sa tâche, tout sourire évanoui, avec au front de profonds plis de tristesse. Gwenn crut même voir une larme couler sur sa peau burinée et tannée par les ans.
Soudain, la femme en noir abandonna son battoir, plongea son visage dans ses mains gonflées de gerçures et se mit à sangloter sans bruit. On voyait uniquement le haut de ses épaules tressaillir sous le voile de deuil. Gwenn eut un peu honte d’elle-même. Sans doute avait-elle été trop dure…
– Pardonnez-moi, Dahud… Je n’ai pas voulu vous faire de peine…
La vieille lavandière sortit un mouchoir de ses jupes et s’essuya les yeux. Elle paraissait réellement affectée, comme si elle refusait désormais de se protéger derrière son attitude hautaine et méprisante. À voix chuintante, entrecoupée de hoquets, elle se mit à larmoyer.
– J’t’en veux pas, allez… C’est pas ta faute, à toi… Mais t’es jeune, t’es belle, t’as la vie devant toi… Tu sais pasc’que c’est, d’être à la fin de sa vie et d’avoir perdu ce qu’on a de plus cher.
Ses sanglots reprirent de plus belle, comme un fleuve rompant la digue qui l’entravait depuis trop longtemps.
Gwenn abandonna son linge,
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