Les Lavandières de Brocéliande
trêve dans son agonie. Il saisit les mains de Rozenn et les serra de toutes ses forces, mettant le peu d’énergie qui lui restait à s’agripper à la jeune fille, tel un noyé cherchant refuge sur un rocher. Il ouvrit la bouche et articula avec peine :
– Gwenn… Tu es là, Gwenn… Garde-moi… près de toi… J’ai froid… si froid…
Rozenn s’arracha brusquement de l’emprise du moribond et se dressa. Elle avait le souffle coupé, comme si elle venait de recevoir une gifle.
– Gwenn… Ne m’abandonne pas… Gwenn… Ma seule amie… Gwenn… Mon seul amour…
La jeune fille étouffa le cri qui montait dans sa gorge. Elle aurait voulu hurler, trépigner de rage, fouler au pied et cracher sur cet homme qu’elle avait aimé jusqu’au bout et qui, au moment de mourir, avouait qu’il en aimait une autre. Il en avait toujours aimé une autre. Annaïg… Gwenn… Rozenn n’avait jamais été à ses yeux qu’un simple faire-valoir, une fille de notaire qu’il aurait épousée par convenance ou par commodité. Il ne l’avait jamais aimée pour ce qu’elle était. Il n’avait pas su voir en elle la princesse cachée dans son palais de cristal, au fond du lac de Viviane.
Maître Le Bihan continuait à s’égosiller en vain au téléphone.
Rozenn se retourna vers lui, hors d’elle-même.
– Tout cela, c’est votre faute ! Vous avez tout gâché !
Le notaire tremblait comme une feuille, incapable de réfléchir. On venait de le menacer d’un revolver et son agresseur agonisait sur le tapis de son bureau. À présent, sa fille abandonnait sa discrétion habituelle pour l’agonir de reproches.
– Mais… Ma fille… Je n’ai rien fait que mon devoir…
– Votre devoir ? Parlons-en ! Vous m’avez vendue à cette famille de nobles pour redorer votre blason de petit notaire de province. Vous m’avez laissée moisir dans une chambre de ce sordide château en me faisant miroiter des titres et des honneurs. Puis vous avez brisé mes fiançailles avec l’homme que j’aimais. À cause de vous tous, j’ai perdu l’enfant que j’attendais. Aujourd’hui, je n’ai plus rien. Vous avez sali mon honneur et Philippe m’a brisé le cœur. Je vous hais ! Je vous hais autant que je hais celui-ci…
Ivre de furie, elle tendait son bras accusateur vers le corps du jeune homme.
Soudain, Philippe fut pris d’une nouvelle crise et, s’arcboutant sur lui-même, il cracha un flot de sang. Puis il retomba aussi brusquement sur le sol qu’un ressort qui se détend. Il ne bougeait plus. Son visage, affreusement grimaçant, n’exhalait plus le moindre souffle de vie. La bouche ouverte sur une langue noire et gonflée, les yeux exorbités et injectés de sang, Philippe venait d’être empoisonné par la potion préparée par Dahud.
Rozenn contempla froidement le cadavre de celui qu’elle avait tant aimé et qui l’avait si bien trahie.
Derrière elle, affolé, maître Le Bihan avait lâché le téléphone et ouvert la fenêtre.
– Au secours ! Au secours ! lançait-il à la cantonade, le peu de sang-froid qu’il avait tenté de conserver l’ayant totalement abandonné.
Rozenn s’approcha du mort à l’allure atroce et grinça à mi-voix :
– J’étais aveugle. J’ai eu tort de ne pas croire à ton aventure avec cette petite lavandière noyée dans le lavoir… Mais tu ne l’aimais pas plus que tu ne m’as aimée. Celle que tu aimais, c’était Gwenn. Mais elle, imbécile, elle enaime un autre, tout tordu et bossu. Celui que les villageois voulaient lyncher et qu’ils considèrent aujourd’hui comme un héros de la Résistance. Un vulgaire charbonnier, un terroriste…
Elle se pencha encore, jusqu’à toucher ce visage qu’elle baisait tout à l’heure.
– Ce que tu m’as pris, je vais le lui prendre à elle aussi. Tu as brisé mon cœur, je vais briser le sien. Et pour cela, je sais exactement à qui je dois m’adresser.
Puis elle cracha au visage de son amour défunt.
48
Jeudi 9 décembre 1943
Lorsque Gwenn parvint au doué à l’heure bleue, Dahud se trouvait déjà là, dans ses habits de deuil, avec son carrosse et son battoir. La jeune fille s’installa sans rien dire en face d’elle et plongea son linge dans l’eau glacée.
C’est Dahud qui rompit le silence la première.
– T’as su pour Hubert et Philippe ?
Gwenn se contenta de hocher la tête. Bien sûr qu’elle avait appris la nouvelle. Deux morts le même jour, cela ne passe
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