Les Lavandières de Brocéliande
alchimistes métamorphosaient le plomb en or. Plus que des sorciers, les charbonniers étaient des sortes de magiciens. Pour autant, leur métier était éreintant et ingrat, exigeant patience et vigilance. Un métier d’hommes des bois vivant en meutes, comme des loups, et travaillant souvent par équipes de deux. Ainsi, chacun pouvait prendre du repos tandis que l’autre veillait sur la fouée .
Ils menaient une vie errante, suivant le chemin des coupes que faisaient chaque année les bûcherons en dehors des périodes de sève, entre la Toussaint et la mi-avril. Les troncs débités séchaient durant quatre saisons pleines avant que les charbonniers n’interviennent au début de l’automne suivant. Ils retaillaient le bois en tronçons de quatre-vingt-trois centimètres de long très exactement, en privilégiant le bois de chêne, de hêtre, de châtaignier ou de bouleau. Puis ils construisaient patiemment la cheminée de leur fouée en disposant les rondins en cercle, alternant les différentesessences et grosseurs de bois pour équilibrer la charpente et assurer une cuisson homogène. Ils recouvraient ensuite les branches de mottes de terre glaiseuses afin d’éviter qu’elles ne glissent, en réservant au centre une ouverture pour l’aération. Lorsque enfin ils embrasaient la fouée , il leur fallait la surveiller en permanence, de jour comme de nuit, qu’il pleuve ou qu’il vente. Le bon charbon de bois ne s’obtenait qu’au prix d’une combustion régulière et lente qui durait une bonne semaine.
C’était là la méthode ancestrale, celle que pratiquaient les charbonniers depuis les temps les plus reculés. Mais le métier n’était plus ce qu’il était. Du milieu du XIX e siècle jusqu’à l’avant-guerre, le charbon de bois avait progressivement été détrôné par la houille, le pétrole et l’électricité, sources d’énergie plus efficaces et plus faciles à manier, et les charbonniers avaient commencé à déserter la forêt de Brocéliande. S’ils étaient une bonne cinquantaine un siècle plus tôt, ils n’étaient plus que neuf en 1936.
Avec ses sévères restrictions de combustibles, la guerre avait donné un regain de vie à la profession. Le charbon de bois permettant d’alimenter les moteurs à gazogène, les charbonniers étaient revenus en forêt de Brocéliande. Toutefois, ils ne travaillaient plus comme par le passé. La technique plus économique et plus simple du four à braisette en métal, qu’on bourrait de fagots de billettes, ou petit bois, dont la cuisson ne prenait qu’une journée, avait remplacé les anciennes fouées . Le charbon obtenu était de moins bonne qualité et plus friable que celui des meules, mais il était bien suffisant pour faire tourner les automobiles, les camions et les engins agricoles.
Loïc était l’un des rares à demeurer fidèle aux pratiques traditionnelles, même si elles ne payaient plus et ne lui assuraient que le strict nécessaire. Il était un gardien du feuet le resterait jusqu’au bout, même s’il était le dernier. Car le feu jamais ne doit s’éteindre. Le feu brasillant de la fouée ou le feu brûlant de la passion et de la foi.
Lorsqu’il parvint enfin à Concoret, Loïc assista à un spectacle auquel il ne parvenait toujours pas à s’habituer, même après quatre ans d’Occupation. La place du village était investie de fourgons militaires de l’armée allemande équipés de gazogènes. Les soldats en uniformes vert-de-gris étaient, comme lui, venus au ravitaillement. Ils chargeaient des vivres dans les soutes de leurs véhicules sous les regards réprobateurs des villageois. Car les Allemands passaient avant les Bretons. À eux les premières fournées de pain, à eux le lait tout juste tiré et les mottes de beurre frais, à eux les cochons bien dodus, les jambons et autres salaisons, à eux les dames-jeannes de cidre, les barriques de gwin-ruz , les bouteilles de lambig 2 et le vrai café. L’épicier et le boulanger voyaient leurs étals se vider de leurs meilleurs produits qui finiraient dans les panses germaniques, tandis que les Bretons devraient se contenter de bouillie de blé noir, de tubercules, de cidre plat ou aigre-doux et de cafoin 3 . Les temps de guerre se caractérisent moins par les champs de bataille, les actes d’héroïsme ou de résistance que par ces sensations de base, les seules universelles : la faim, l’envie, la colère, la peur. Les considérations politiques,
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