Les Lavandières de Brocéliande
mécontents et Gwenn qui leur tenait tête, armée de son battoir. Empoignant le fouet qu’il portait à la ceinture, il le fit claquer au-dessus de la tête des marmots qui aussitôt s’égaillèrent comme des poulets dans une basse-cour. Les adultes firent trois pas en arrière.
Sans descendre de selle, Philippe se pencha vers le charbonnier et lui tendit la main afin de l’aider à se relever. Loïc se redressa avec peine et marmonna un « merci », les yeuxrivés sur le sol, sans que l’on sache qui, de Gwenn ou de Philippe, il remerciait ainsi.
Le cavalier et la lavandière échangèrent alors un bref regard où se lisait une connivence entretenue par une longue amitié. Puis Gwenn se tourna vers Loïc et l’aida à épousseter ses hardes déchirées et couvertes de terre.
De ses yeux de glace, Philippe prit alors le temps de détailler une à une les physionomies des villageois rassemblés avant de clamer d’une voix sèche et pleine d’assurance :
– Je ne supporterai pas que l’on lynche un homme sur mes terres, fût-il le plus misérable. Si j’en revois un s’en prendre à lui, il tâtera de cela !
De sa main droite, il brandissait le long fouet en cuir tressé, ce qui eut pour effet de faire encore reculer la populace.
Le jeune homme demeura quelques instants dans la même posture puis, sans un mot de plus, il remit son cheval au galop et s’en fut dans un nuage de fumée.
– Viens avec moi, Loïc, dit Gwenn à voix basse. Tant pis pour la messe. Le bon Dieu ne m’en tiendra pas rigueur, j’en suis sûre…
Elle reprit sa brouette et quitta le village, suivie d’un Loïc penaud et boitillant. Des regards lourds d’animosité et de reproches s’accrochaient à leur dos.
1 . Étrangers à la commune.
2 . Eau-de-vie.
3 . Mauvais café.
4 . Fils de p…
5 . Le diable.
6 . Bouche.
7 . Poussière de charbon.
3
Le château de Ker-Gaël était planté au bord d’un vaste lac dont on disait qu’il abritait la demeure de la fée Viviane. Par temps clair, à certaines heures du jour, on pouvait distinguer, racontait-on, les plus hautes tours du palais submergé de la fée. L’imagination prenait vite le relais de la vision et dessinait dans l’onde des fantasmagories bleutées où l’on pouvait entrevoir des paysages surnaturels faits de landes hantées par les noirs korrigans, de vergers enchantés où poussaient des pommes d’or, de chevaliers en quête d’aventures et de demoiselles en péril. Le lac était un miroir où se reflétait l’autre monde, un monde idyllique dans lequel on plongeait en rêve pour échapper aux réalités d’une Bretagne harcelée par la misère et une guerre dont on ne voyait pas la fin.
Ker-Gaël, à l’inverse du palais évanescent de Viviane, était un solide bâtiment de pierre environné de bois. Propriété depuis toujours de la famille des Gaël de Montfort Brécilien, il avait à l’origine la forme d’un quadrilatère complété, à chacun de ses angles, par quatre tours rondes reliées entre elles par de hautes courtines ceinturées de douves profondes. Mais l’usure du temps et les anciennes batailles – le château avait été assiégé par Du Guesclin en 1370 – avaient eu raison de la splendeur passée du lieu, plusieurs fois démoli, reconstruit, restauré. Des quatre tours,deux à peine subsistaient, les autres s’étant depuis longtemps écroulées. Le corps du bâtiment datait du XV e siècle, mais les ravalements successifs avaient gommé son lustre d’antan, comme si les brumes qu’exhalait le lac à l’automne avaient déteint sur les vieilles pierres rouges mangées de mousse. On disait d’ailleurs que les brouillards de Brocéliande à la mauvaise saison étaient si glaçants et humides qu’on avait le sentiment de respirer l’haleine des loups.
Philippe franchit le pont qui enjambait les douves pour conduire à une large porte en cintre brisé ouvrant sur la vaste cour intérieure du domaine. Il prit le temps de mener sa monture aux écuries pour la déharnacher, l’étriller et la bouchonner puis, sans ôter ses bottes ni ses vêtements de chasse, il pénétra dans le château.
Avec ses longues fenêtres gothiques ornées de vitraux, ses plafonds cerclés de stuc, son escalier monumental et ses cheminées qui pouvaient abriter des sangliers entiers dans leurs âtres généreux surmontés de linteaux en bois cirés, ses carrelages en losange et ses meubles anciens en bois chantourné,
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