Les Lavandières de Brocéliande
y monta, accompagné de Kidu, et donna aussitôt le signal du départ. D’un claquement de langue, le cocher lança les deux chevaux au trot. Ils s’éloignèrent en direction de Ker-Gaël, en évitant de traverser le village.
Tout en observant les ombres qui envahissaient la forêt à travers les vitres de la calèche, Hubert essayait de comprendre ce qui venait de se passer. Le fragile équilibre de la routine avait été brusquement rompu. Hubert n’avait pas su comment réagir face à ce trop-plein de rancœurs accumulées que Dahud avait déversé comme un torrent trop longtemps retenu. Il ne s’était pas attendu à une scène pareille. Généralement, lorsqu’il venait voir la vieille lavandière, leurs échanges se limitaient au strict minimum. Le baron, comme chaque mois depuis dix-huit ans, apportait une enveloppe remplie de billets que Dahud cachait dansson armoire à linge. Depuis que Philippe était sujet à ces étranges crises qui le paralysaient et lui faisaient perdre conscience, elle préparait à son intention un remède à base de plantes censé l’apaiser et l’aider à lutter contre ces maux qui demeuraient rebelles à toutes les médications que proposait la médecine classique. Ils buvaient traditionnellement un petit verre de goutte et se séparaient rapidement. Ce soir, exceptionnellement, près de vingt années de faux-semblant et de non-dits avaient volé en éclats.
Hubert avait contemplé avec un mélange de pitié et de dégoût le visage décomposé de cette femme qui jadis avait été si belle. Il se souvenait encore de la jolie Maëlle qui relevait ses jupons sur ses cuisses brunes lorsqu’elle laissait tremper ses pieds dans la rivière. Maëlle au corps souple et à la chevelure de jais qui courait dans la forêt avec l’agilité d’un jeune daim. Maëlle qui aguichait les garçons avec ses airs affranchis et ses caprices d’adolescente. C’était bien vieux, tout cela. Cela remontait au temps de leur jeunesse, avant le fatal dimanche des épilles .
À compter de ce jour-là, le petit groupe d’amis s’était dispersé et Maëlle avait soigneusement évité ses anciens camarades de jeux. La guerre, de toute façon, avait chamboulé les esprits et les comportements, et favorisait les éloignements et les séparations. Les hommes valides étaient exilés loin de leurs familles. Ceux qui revenaient dans leurs foyers après des mois d’absence étaient le plus souvent blessés ou mutilés. Les autres, qui par miracle étaient sortis indemnes du massacre, n’avaient pas non plus été épargnés. Il y avait en eux quelque chose de brisé, irrémédiablement. Ils avaient vu l’horreur de près et ils en gardaient, au fond des yeux, un voile qui assombrissait leur regard et leur âme. Leurs familles, leurs épouses, leurs proches, leurs amis ne les reconnaissaient plus. Ils semblaient les sinistres fantômesdes fringants jeunes gens qui s’en étaient allés en 1914 casser du Boche au son du clairon.
Hubert n’avait connu ni ces souffrances ni ces métamorphoses. Sa boiterie et son âge l’avaient préservé de la grande boucherie. Mais il n’avait pas été plus heureux pour autant. Des années durant, il avait subi, non pas l’horreur des tranchées, le vent de la mitraille, les brouets insipides, les crises de dysenterie et les doigts gelés sur les gâchettes des fusils, mais les humiliations quotidiennes de son père qui faisait l’apologie de son héros de frère. Ce frère, meilleur et plus beau que lui, courageux, patriote, était admiré et aimé de tous. Hubert en crevait de jalousie. Non qu’il regrettât de ne point avoir eu l’occasion de faire la guerre. Il souffrait bien assez de sa patte folle sans chercher à y ajouter un bras en moins ou une gueule cassée. Mais il enviait l’admiration et l’amour dont Edern faisait l’objet de façon exclusive. Il aurait désiré avoir sa part des honneurs dévolus à son aîné, sans en partager les sacrifices.
Mais Hubert avait eu sa revanche.
Edern était mort au champ d’honneur au printemps 1917, lors de l’offensive mortelle du Chemin des Dames. Ce frère trop parfait, trop encombrant, lui laissait enfin la place qu’il méritait. Désormais, il était le seul héritier du domaine de Ker-Gaël.
Au moment de régler la succession d’Edern, maître Le Bihan avait évoqué l’existence d’un testament qu’Edern lui avait remis avant sa mort, par lequel il léguait ses biens à celle qu’il
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