Les Lavandières de Brocéliande
parti. Mais pas question que tu lui tournes autour…
– Mais, Maëlle… J’ai des droits sur elle, tout de même ! C’est quand même ma…
– Tais-toi ! hurla Dahud en frappant le poing sur la table, ce qui eut pour effet de faire s’entrechoquer les verres et d’arracher à Chidu un grognement. Tu n’as aucun droit sur elle et elle n’est rien pour toi ! Elle est à moi, tu entends ? À moi seule !
La lavandière se resservit un verre d’eau-de-vie, négligeant celui d’Hubert, et le but d’un trait. L’alcool commençait à faire son effet et sa voix devenait plus indistincte. Elle parlait en maugréant, s’adressant autant à elle-même qu’à son invité.
– Qui l’a élevée toute seule pendant dix-huit ans, c’est toi, peut-être ? Tu crois que ton argent te donne des droits sur sa vie ? Mais j’ai payé, moi aussi. Et bien plus cher. Ces dix-huit ans, ils m’ont coûté des regards de travers, des messes basses, des médisances. On disait : « Z’avez vu la Maëlle ? Elle a le gros ventre et point de mari à la maison. C’est-il pas une honte, cette enfant sans père ? Sa mère a fauté, et voilà la petite à moitié orpheline », et plus tard, quand Annaïg a grandi et s’est embellie et que moi je me ratatinais et commençais à ressembler à un pruneau cuit : « Comment qu’ça s’fait, qu’une jolie colombe soit la fille d’une corneille ? La noiraude, ou bien elle a fauté avec le diable, ou bien elle a volé la petite. Ça peut pas être sa mère, laide et méchante comme elle est. » Pour être laide et méchante, pour sûr j’l’étais. Mais j’avais eu du tourment. C’est ça qui m’a gâté le teint et l’humeur. Pendant ce temps-là, le baron de Montfort menait la vie douce… La vie de château…
– Cela n’a pas été facile pour moi non plus, Maëlle… Ma jambe… La mort de mon frère… Le mépris de mon père…
Dahud fixa Hubert de ses petits yeux rusés.
– Fais-moi pleurer, tiens ! Voilà que monsieur le baron veut qu’on le plaigne ! Et le plaindre de quoi ? Ta jambe, mon salaud, elle t’a évité de partir à la guerre où ton frère s’est fait trouer la peau… Edern, lui, c’était un homme. Et c’est à lui que revenait l’héritage, les terres, le château. Ça t’a bien arrangé, qu’il défunte…
– Tu n’as pas le droit de dire ça, Maëlle ! se défendit Hubert avec des tremblements dans la voix.
– Je vais me gêner ! rétorqua Dahud dans un ricanement dément. Je suis bien la seule à pouvoir te dire tes quatre vérités, et je ne vais pas m’en priver.
Hubert fit une nouvelle tentative pour intervenir mais la lavandière éméchée ne lui en laissa pas le temps.
– Quoi ? Le baron Gaël de Montfort Brécilien n’a pas l’habitude qu’on lui tienne tête ? Il va monter sur ses grands chevaux ? Tiens, tu me ferais rire, si tu m’écœurais moins… Étonne-toi, après ça, que ton père t’ait méprisé… Il te connaissait bien, va, le vieil Alphonse. Il savait que tu n’arrivais pas à la cheville d’Edern. Ça a dû lui crever le cœur, à l’ancêtre, de savoir que son nom et son domaine allaient tomber entre les mains de… d’un…
Dahud ne put finir sa phrase, submergée de colère et d’émotions. Elle parvenait généralement à les tenir enfouies, et avait appris à vivre, ou plus exactement à survivre, avec ces poisons dans le cœur et ces remords dans la conscience. La présence du baron conjuguée aux effets de l’alcool lui faisait lâcher la bride à ses démons. Mais ces démons étaient trop laids, elle ne pouvait se résoudre à les regarder en face.
Dahud s’était recroquevillée sur elle-même, retranchée dans un silence dont elle ne sortirait plus. Hubert le sentit et, après s’être péniblement relevé du banc inconfortable et avoir attrapé sa canne, il quitta sans un mot la chaumine, suivi de son chien noir.
12
Le cocher avait pris soin de ranger sa calèche sous le couvert des arbres. La maison se trouvait à la limite du village et, à cette heure tardive, chacun se trouvait déjà cloîtré chez soi, portes et volets clos. Personne ne pouvait se douter de la présence d’Hubert de Montfort chez la doyenne des lavandières.
Lorsqu’il sortit de la chaumine, le baron affichait un air troublé, presque contrarié. Il brandit sa canne et, à ce simple signal, la calèche sortit du bosquet et revint se placer devant la maison. Le baron
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