Les lions diffamés
répondre : « Avec plus de rigueur que Guillaume, même si celui-ci n’est pas un exemple de douceur ! » Il se leva, tendit ses paumes aux flammes. Parler lui fût impossible.
« Crois-moi, vieillard, songea-t-il, je ne partirai pas le cœur content… parce que je t’aime autant qu’un père… Mais te l’avouer, ce serait t’engloutir dans la joie et déchaîner contre moi un égoïsme écrasant ! Tiens, je pourrais te dire ceci : Godefroy n’a pas hésité longtemps pour m’entraîner dans cette expédition où nous avons fait connaissance, et qui s’est si funestement achevée à l’Écluse… Toi, tu as toujours voulu me préserver… Quand la guerre a commencé, en Bretagne, tu aurais pu partir te ranger aux côtés de Charles de Blois… »
La gorge nouée, les yeux embués d’émotion, le garçon se souvint d’une scène où Guillaume s’était montré d’une fermeté presque odieuse. C’était un soir, au coucher du soleil. Ils cheminaient sur les aléoirs évoquant le conflit des Bretons tenant qui pour la France et qui pour l’Angleterre. Il adjurait son oncle de partir pour Rennes, et de le prendre comme écuyer. Dépité du silence de cet homme d’apparence froide, mais tourmenté, irrésolu, il avait avancé : « Mon père, à votre place… » Aussitôt Guillaume avait pâli : « Crois-tu qu’il serait heureux, Godefroy, si tu trépassais en Bretagne ? Penses-tu qu’il me serait reconnaissant de t’avoir amené à la bataille comme n’importe lequel de mes soudoyers [173] alors que tu es encore incapable de te battre ?… Il me haïrait, voilà, si je n’étais ménager de ta vie !… Et comment le vengerais-tu, petit couillon, si tu mourais là-bas ? »
— Mon oncle, à dix-huit ans, si vous vous étiez trouvé à ma place, comment auriez-vous fait ?
Guillaume haussa les épaules et grogna :
— À cet âge-là, je n’avais ni ta force, ni ton caractère… Mon père, qui venait de mourir, n’avait eu aucun ennui avec le roi Philippe le Bel, et du fait que j’étais fils unique, ce château m’appartenait. Tu vois : nos destins sont différents, de sorte que je ne puis te répondre.
« J’ai mangé ton pain, vieillard… Bu ton vin… J’ai puisé en toi ma quiétude et mon savoir. Jamais tu ne t’es vanté de ce que tu faisais pour moi… Tu t’es efforcé de me rendre meilleur que toi en sagesse et en force, de façon que mon père soit fier de moi… En fait, je te dois d’exister ! »
— Mon oncle, je ne veux pas partir comme un ingrat ! Je vous aime, il est vrai, comme un père.
Voilà, c’était dit.
Une rougeur, visible malgré la barbe, glissa, sur le visage crispé de Guillaume.
— Je te regracie [174] fit-il en écrasant une larme. À quoi bon nous déchirer ? Je sais qu’il vaut mieux que tu partes. Ton vrai père t’attend… Viens donc ! Une petite messe nous rafraîchira les idées… Clergue qui nous attend doit s’impatienter !
*
Guillaume marchait d’un pas vif en direction de la chapelle.
« Vieillard, songea Ogier, quel coup ce serait pour toi si les gendres que tu espères emmenaient tes filles hors d’ici !… Qu’adviendrait-il si elles étaient bréhaignes ou si leurs enfants mouraient en bas âge, comme souventefois ?… Qui te succéderait ?… Pas Philippe, tout de même… Est-il d’ailleurs ton bâtard ? Tu n’en parles jamais ; tu le rabroues tellement que lorsque tu parais, il se sauve !… Il peut d’autant moins devenir ton successeur qu’il ne sait rien du métier des armes. S’il est ton fils, Mathilde, dans l’intimité, doit te mener la vie dure ! »
Le damoiseau ajusta son pas sur celui du baron.
— Mon oncle, vous avez eu jusqu’à soixante-dix hommes d’armes. Vous en avez perdu beaucoup dans les mêlées… Je n’ai guère confiance en ceux qui restent… Hardis sans doute, mais hélas, bien vieux. Il nous faut aller au Puy-Saint-Front ou à Excideuil. Plus nous attendrons pour engager des hommes, moins nous en trouverons.
— Nous irons… Je crois, vois-tu, que les Goddons passeront au large de ces cités. Elles sont de trop gros morceaux.
Soudain, penché sur l’encolure du Noiret, Vivien de Podensac sortit des écuries :
— Viens-tu, Ogier ?… Didier a vu des cerfs du côté de Savignac, et même une bête noire qui herbeillait dans un pré [175] .
Le damoiseau eut un geste d’incertitude.
— Cours chercher ton faucon !…
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