Les lions diffamés
apparemment.
— Les Castillans sont nos alliés, remarqua-t-il. Leurs nefs étaient proches des nôtres, à l’Écluse.
— Déjà, pour cela, ces gens seront les bienvenus.
Ogier entendit les chaînes grincer autour des poulies, puis le choc du lourd panneau de chêne s’encastrant dans son logement, sur les piliers de granit. Il comprit, à leurs hennissements, que les chevaux épuisés avaient senti l’eau et le fourrage. Quand, après une assez longue attente, Didier, Renaud et Haguenier revinrent, aussi lents qu’à leur départ mais un air de mépris au visage, il se leva, s’écarta pour que Guillaume eût meilleure vue, et fit face à l’entrée.
V
Devancés par Jean du Taillis, les Castillans apparurent. Tandis qu’ils traversaient la salle, répandant autour d’eux des chuchotements issus de la défiance et de la curiosité, Ogier fit une observation que son oncle formula d’une voix tonnante :
— Messires, bienvenue. Vous paraissez hodés [200] !
Assez petits, larges d’épaules et pourvus de bras longs et musclés, c’étaient apparemment un nobliau ou un bourgeois et ses serviteurs. Quelque chose dans leur attitude et leur sombre regard inspira d’emblée confiance au damoiseau. Il réserva son opinion pour une occasion favorable cependant que le sénéchal se levait, s’inclinait et exprimait la sienne :
— Content de vous conjouir [201] , messires, au nom de notre prud’homme, Guillaume de Rechignac, et au mien propre : Hugues Blanquefort pour vous servir.
Bien qu’étant un sujet, mais non des moindres, au respect du baron, il tenait à justifier de son rang sans pourtant révéler son titre. S’il n’avait point d’orgueil, s’il n’était jamais célébré par cet homme dont il était l’ombre vigilante et tangible, il avait assez d’esprit pour manier l’encensoir sans paraître y avoir touché.
La raison le gouvernait en tout. Il se punissait de son aménité naturelle en se contraignant à des courtoisies aussi pesantes que sommaires.
— Approchez, messires. Approchez. Nous sommes désormais vos obligés.
Les voyageurs repoussèrent l’aumusse qui protégeait leur tête, dégageant ainsi une courte chevelure. Deux d’entre eux portaient bouc et moustache, l’autre – le chef – avait le visage nu. Leur peau était hâlée par le sang, non par l’air. Ils étaient vêtus d’un hoqueton de lin gris, tacheté par leur sueur et la poudre des chemins. Près de la boucle de leur ceinture, émergeant d’un étui de cuir vermeil, luisait la prise d’une anelace. Des chausses rouges moulaient leurs jambes ; leurs heuses de daim, pelucheuses de poussière, avaient des talons armés d’éperons courts, sans molette.
Ogier se demanda en quelle langue ces gens-là s’exprimeraient. Le jeune homme glabre parla, et sauf un accent léger, presque semblable à celui de Bressolles, on eût pu croire qu’il était de Béziers, Toulouse ou Carcassonne.
— Pedro del Valle, dit-il en s’inclinant et en jetant à Tancrède un coup d’œil surpris – ou admiratif. J’ai quitté Tolède il y a quatre ans, avec mes aides, pour aller voir en d’autres lieux ce qui se fait en matière d’armes… À Milan, nous avons œuvré pour messires Missaglia et Nigroli… Ensuite, nous sommes partis pour Augsbourg, Nuremberg, Solingen où nous avons parfait notre labeur auprès de Karl Helmschmitd [202] et de Lorenz Peffenhauser. Au retour, nous sommes passés par Trêves, Nancy, Clermont et Tulle. Nous parvenions aux abords d’une petite cité quand un chevaucheur nous a prévenus qu’un gros parti d’Anglais mettait le pays en exil [203] et qu’en allant plus avant, nous risquions d’être occis, la lenteur de notre chariot nous étant préjudiciable.
— Quelle cité, messire ? demanda Blanquefort.
— Cubjac.
— Cubjac ! s’exclama Guillaume.
Ogier, le sénéchal et le baron échangèrent un regard.
— Ils se rapprochent, affirma Sicart de Lordat, tandis que le Tolédan continuait :
— Nous avons fait demi-tour. C’est alors qu’une demi-douzaine de ces ribauds nous ont encerclés. Nous en avons occis trois à l’arbalète. Les autres ont guerpi !
Arrêtant là son récit, Pedro del Valle présenta ses compagnons :
— José Blasco… Juan Martinez… Ils comprennent un petit peu votre langue.
— Soyez les bienvenus, dit Guillaume.
Il se tourna vers sa fille :
— Va dire à Mathilde d’amener tout ce qu’il faut pour
Weitere Kostenlose Bücher