Les lions diffamés
aperçut Claresme, incertaine, pâle et vêtue d’un bliaut de futaine émeraude. Mais il vit Aspe, marchant en direction de l’écurie.
— Aspe ! cria Blanquefort. Dis à Griveau de seller Veillantif. Je vais faire un tour.
Le sergent avait plus de cinquante ans, des épaules si larges que sa tête – crâne ras, moustache épaisse et menton nu – paraissait petite.
— Méfie-toi, Hugues… Ces trois forains ont rencontré des routiers.
— Sois quiet, mon compaing, et hâte-toi.
Blond, barbu, le regard noir, soucieux, Thierry Champartel s’approcha du groupe formé par Tancrède, Claresme, Arnaud Clergue, le baron et Ogier. En retrait se tenaient Didier, Renaud et Haguenier ; ils attendaient un signe pour se joindre aux curieux, mais soit oubli, soit sanction pour leur peu d’empressement à accueillir les Tolédans, Guillaume ignorait leur présence. Déçus, et certainement furieux, Renaud et Didier s’éloignèrent.
Saladin était demeuré à l’écart. Étendu, un fragment de flèche entre ses pattes antérieures, le chien observait les étrangers comme des gens de connaissance.
Ils descendirent du chariot trois caisses aussi grandes que des cercueils, les dressèrent contre le véhicule, enlevèrent presque en même temps leur couvercle et dégagèrent la paille et la bourre de laine protégeant chaque contenu.
Tancrède et Ogier poussèrent un cri au spectacle de trois gisants de fer, debout dans leur niche et qui, la prise de leur épée entre leurs mains écaillées de métal, semblaient des guerriers victimes d’un sortilège à l’instant même où ils s’apprêtaient au combat.
— Voici mes armures, expliqua Pedro del Valle. J’en ai revêtu des mannequins fixés sur des socles de bois. Elles sont constituées d’un appareillage abritant entièrement les bras, les cuisses, les jambes et les pieds… le torse également. Les différentes pièces sont articulées… La plupart de ces étuis protecteurs ont été battus à froid.
— Les merveilles ! s’exclama Ogier en s’approchant. Voilà que les hauberts et les cottes de mailles me paraissent soudain fragiles. L’épée, la lance, la masse et le fléau d’armes ne vaudront rien contre ces carapaces… Seul un carreau tiré à quelques toises les pourrait transpercer.
— Ou peut-être un dard lancé d’une baliste, risqua Thierry Champartel… En tant que fèvre [206] , il me semble pouvoir en juger.
Il ajouta, tourné vers Pedro del Valle :
— Qui les a forgées ?
— Nous trois. Celle du milieu vient de Milan ; c’est la plus ouvrée. Les deux autres sont une partie de nos travaux chez messire Helmschmitd, à Nuremberg, et messire Wundes, à Solingen…
Avec une fierté que le damoiseau trouva légitime, le Tolédan commenta :
— Les seigneurs qui portent des défenses de cette espèce sont vêtus d’un gambison piqué dont le colleret dépasse un peu le surcot brodé et lacé par-derrière. Cela, c’est l’ajustement intérieur sur lequel sont appliquées les mailles. Voyez : les épaules sont défendues par des hombreras… je veux dire : des épaulières. Les coudes sont armés, sur la manche de mailles, de codates ou cubitières, et les cuisses protégées par des cuissots. Les genouillères, rodilleras dans notre langue, rejoignent les grébons ou trumelières, qui préservent le bas des jambes. Les pieds sont garantis par des escarpins ou pédieux… La tête est en dedans d’un bassinet à viaire ou visera mobile [207] .
— Les guerriers revêtus de ces habits de fer obtiendront toujours la victoire.
Claresme était intervenue ! Elle pressait ses mains l’une contre l’autre, frémissante, rougissante, et souriait. Jamais Ogier ne l’avait vue ainsi.
— Gagner des guerres, mon ainsnée ? s’étonna Guillaume. Les hommes auxquels tu décernes ces triomphes ne les mériteront que si ceux d’en face ne seront pas vêtus de même.
Il enrageait que sa fille aînée se fut exprimée sur un sujet qui ne la concernait d’aucune façon. En détournant l’intérêt du baron, Pedro del Valle interrompit la confusion de la pucelle.
— Pour composer et ajuster un vêtement de cette espèce, messire, dit-il avec empressement, il faut savoir comment un membre se meut, quelles sont ses attaches. Il faut apprendre comment un muscle se tend et se gonfle, connaître le jeu de chaque articulation afin d’y adapter celle du métal… Les contours intérieurs de ces défenses doivent
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