Les lions diffamés
Sa face – ou plutôt ce qu’Ogier en vit – était livide, et son expression triste, dégoûtée.
— Je vous présente, my boy, Enguerrand de Briatexte. C’est un de mes chieftains.
Le chevalier pencha la tête ; Ogier feignit l’indifférence.
— Ogier d’Argouges, précisa Robin Canole.
— Bienvenue parmi nous, dit l’homme à l’armure, d’une voix dont l’accent, peut-être, aggravait la maussaderie.
Des injures contre les traîtres à la solde ou à la dévotion des Anglais démangèrent les lèvres du damoiseau. Il s’abstint de les proférer car autour de lui l’affreuse effervescence venait de renaître.
Il y eut des coups de hache, un vacarme de portes fracassées, de ferrailles heurtées. Des hommes quittèrent les logis du maître et de ses satellites après avoir moissonné toutes les armes. Certains les tenaient à bras-le-corps, d’autres les avaient rassemblées par les hampes et liées comme des fagots ; ils les portaient sur l’épaule. Barbiéri et deux routiers apparurent poussant de la pointe de l’épée Saint-Rémy, Renaud et Haguenier. Ogier fut ébahi de n’avoir jamais pensé à ce qu’ils devenaient lors de la tuerie et immédiatement après.
— Il était temps que nous arrivions ! s’exclama un routier. Ces hardis seigneurs s’étaient muchés derrière des barriques.
Saisis aux épaules, les écuyers et le vieillard furent précipités devant Robin Canole. Des invectives éclatèrent ; des bras armés d’épées, de vouges et d’épieux les menacèrent. En cette occurrence, l’attitude de Saint-Rémy – bras croisés, hautain, silencieux – confondit Ogier : le vieillard avait certes tenté d’échapper au massacre mais, à la différence des écuyers, il ne craignait pas la mort.
— Çà, vous autres, qu’en fait-on ? questionna le chef de bande.
Présomption ou folie, Ogier se sentit de taille à défier cette engeance.
— Je veux ces hommes, dit-il.
Il y eut des rires et des grognements dont il n’eut cure. Il le savait : en agissant de la sorte, il s’exposait à la fureur de ces démons dont la plupart, à les entendre, semblaient gascons. Il sentit leur ardeur haineuse l’envelopper comme en été, parfois, l’infernale puissance du soleil.
— Je veux ces hommes, répéta-t-il, moins par conviction, maintenant, que pour se persuader de son courage. J’ai un litige à trancher avec eux.
— Tout beau, Argouges ! s’indigna Robin Canole. Ne te mets pas à échauffer mes oreilles… Je dois, moi aussi, justicier ce vieillard.
Il s’approcha du damoiseau. Une lueur couvait, mauvaise, dans ses prunelles.
— Tu veux. Et que voudras-tu ensuite, si je t’accorde ces trois drôles ?… Les couards, les fuyards, on les décolle ou on les branche, à quelque bord qu’ils appartiennent. Et toi, tu voudrais les sauver. Ne sais-tu pas que tu te serais trouvé en leur compagnie si ce vieux seigneur félonneux n’avait commis la sottise de te mettre dans cette roulée [241] où je prenais ma captivité en patience ? Sais-tu, tel que je te connais, que tu serais mort, maintenant… après, je présume, m’avoir occis quelques hommes ?
— J’ignore encore tout ce que je veux, messire Canole, répondit Ogier, placide… Vous sembliez plus généreux quand je vous aidais à vous arracher à la muraille… Ne trouvez-vous pas qu’il y a eu assez de victimes, depuis lors, entre ces parois puantes ?… Si je veux ces larrons, c’est que je tiens à me venger de leurs agissements… Nullement à les sauver.
— Soit… Je vais te faire donner une arme… Et à eux aussi… Les prendras-tu tous ensemble ou un par un ?… Je veux savoir jusqu’où tu pousses la vaillance.
— Omniement [242] , ils ne me font pas peur… Je les prendrai toutefois un par un, mais hors de votre vue. C’est une affaire entre eux et moi… Je vous accorde que vous pouvez vous revancher sur le vieux. Cependant, ce couillard m’a trop esclaboté de ses rires et de ses injures pour que je vous laisse le soin de l’occire. Il est mon ennemi encore plus que le vôtre. Et ce n’est pas tout…
Tendant l’index vers Renaud et Haguenier, anxieux, puis s’approchant de Saint-Rémy et le poussant jusqu’au fumier dans le jus duquel celui-ci pataugea, Ogier insista :
— Je veux ces deux gars et cette vieille ordure. Ils ne feraient que trois charognes de plus si je m’en désintéressais… Si vous les gardiez, Canole, votre gloire en
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