Les lions diffamés
balinghiers [45] dit Gauthier d’Évrecy, font la nique aux nôtres !… Il y a là-bas l’amiral Morley… le bien-nommé ! Le comte de Hutington, le comte de Northampton et sûrement Gauthier de Masny, tous mariniers réputés et seigneurs de haut lignage. Nos nefs n’ont que de petits capitaines. Je ne veux pas médire des Bouvet, Danoys, Thomas Saquespée, Jean l’Avironneur… Ni déprécier Wylard Lardot qui, avec Jean Godefroy, est maître du Christophe. Or, je nous sens petits malgré notre grand nombre, et sans l’aide de Dieu…
Il n’osa terminer, mais tous avaient compris. Puis il reprit avec une sérénité qui, visiblement, lui coûtait :
— Les Anglais vont barbeyer [46] jusqu’à temps que nos nefs n’en peuvent plus de les attendre. Alors, ils se jetteront sur nous !
Soudain, Barbanera brandit ses poings en direction du paradis.
— Couards ! Couards ! Fils de couards ! hurla-t-il. Vous allez bientôt savoir ce qu’il en coûte d’agir comme des femelles.
Il enjamba la pavesade et, avant de poser le pied sur le premier barreau de l’échelle de coupée, il s’adressa encore aux guerriers immobiles :
— Vous méritez la victoire, mais ces trois-là, tout en haut, font en sorte de vous en priver !… Nous ne nous verrons plus, je pense… Alors, si les Goddons vous assaillent, eh bien, soyez plus vaillants qu’à l’ordinaire !… À Dieu, compagnons !
Tandis que le Génois, dans sa nacelle à deux rameurs, s’éloignait vers la galère capitane, Blainville lui réitéra son commandement d’assurer le flanquement de la flotte à bâbord.
— Rien de plus, messire ! insista le favori du roi penché au garde-corps du château d’avant.
Barbanera se résigna mal.
— J’ai été soldé pour obéir, répliqua-t-il dans son gueulard de cuivre. Adonques, j’obéirai…
— Ah ! Ah ! ricana Blainville. J’aime à vous contempler sous mon obédience !
Ogier n’osait croire à ce qu’il entendait. Il éprouvait le sombre besoin de voir cet homme détesté piquer du nez dans les flots. Il observait le Génois avec une compassion rageuse, enivrante : c’était un sage, malgré son aspect grossier. Novice, certes, et souvent traité comme tel, il ne comprenait pas qu’on pût se quereller ainsi avant une bataille, et ce qui l’ulcérait surtout, c’était l’orgueil de Blainville, cet épanouissement violent et ostentatoire d’une importance acquise probablement par une succession de moyens pervers et d’astuces innombrables.
Barbanera remboucha son gros entonnoir étincelant. Sa voix vibra, chargée de mépris et de dérision :
— Vous vous repentirez bientôt, Richard, des manœuvres auxquelles vous nous avez contraints depuis deux semaines et de cette immobilité qui vous satisfait présentement !… Quant à moi, je n’aurai aucun scrupule à vous abandonner lorsque vos instructions révéleront leur faiblesse. Et croyez-moi : ce ne sera point trahison mais sagesse.
Blainville disparut. Ogier vit le mercenaire génois monter à bord d’une galère et prendre place sur l’espale [47] . Il sentit une main sur son épaule : son père était de retour.
— Qu’y a-t-il, Guillaume ? demanda Godefroy d’Argouges. Je reviens de la proue. J’ai compté leurs navires. Ils sont plus de deux cents.
— Il y a, parent, que notre amiral, imbu d’autres habitudes que le Génois, a décidé, en accord avec Bahuchet et Blainville, d’embosser toute la flotte dans l’estuaire de l’Escaut.
Un des deux capitaines marins descendait du paradis. Liancourt l’interpella :
— Eh, Lardot !… Que fait-on ?
— Nous allons nous immobiliser à l’ancre sur quatre lignes, messire, en plaçant, reliés par des chaînes, les plus gros vaisseaux, dont le Christophe, en avant !
— Il ne me déplaît pas, avoua Guillaume de Rechignac, d’être ainsi un des tout premiers à me battre. Mais c’est folie que de nous attacher les uns les autres…
— Folie, en effet, approuva Godefroy d’Argouges.
Lentement, il détacha la tresse de cuir maintenant son heaume à sa ceinture ; puis, tourné vers son fils :
— Te sens-tu bien ?
C’était une façon détournée de demander : « As-tu peur ? » Ogier sourit :
— Très bien… Selon vous, Barbanera a-t-il raison ?
— Hélas, oui !… Surtout, demeure près de nous.
Ogier croisa le regard moqueur de Blanquefort, mais ne s’en irrita pas. Le sénéchal comprenait, tout
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