Les lions diffamés
ricana :
— Disposés comme nous le sommes, ils n’oseront nous agresser ! Leur navie s’est ababouinée par crainte et non par absence de vent !
— Les Anglais, messire, ne sont pas les couards que vous imaginez !
— La nuit viendra sans qu’ils ne remuent, continua Bahuchet d’une voix basse, sentencieuse. Demain à l’aube, ils seront loin…Ils auront profité de l’ombre pour voguer vers d’autres lieux où débarquer.
Dans sa barbute peinte à la couleur d’eau, le visage du capitaine, triste et livide, était agité de tremblements. Avait-il froid ? Avait-il peur ?
— Je ne suis pas homme de guerre, dit-il enfin, mais homme d’étude et de calcul.
— Oh ! Ça, je n’en doute pas, messire le Trésorier de la Couronne, interrompit Godefroy d’Argouges. Que n’êtes-vous demeuré au Palais… Ici, pas d’écus à compter… Rien que des morts, bientôt, chez nos navieurs, les Génois et nous-mêmes !
Concevant que ses outrances pouvaient inquiéter son fils, le chevalier normand ajouta sur un ton de bienveillance tellement insincère qu’Ogier ne put éviter de sourire :
— À votre place, messire Kieret, j’assaillirais ces Goddons maintenant, dans le sillage des galères génoises ! Libérez, je vous prie, nos vaisseaux de leurs chaînes.
Comme autour d’eux des chevaliers murmuraient, l’amiral reprit d’une voix pointue, chevrotante :
— J’ai l’expérience de la mer, moi, et vous, Argouges, celle de la terre. Or, sur le pont de ce Christophe que j’ai ravi moi-même aux Anglais [50] , j’affirme qu’il nous faut attendre !… Nous avons cent nefs et dix mille hommes de plus qu’eux ! S’ils se risquent à nous affronter, eh bien, nous ferons en sorte de les tailler en pièces.
— Kieret a raison, Argouges, approuva Richard de Blainville en apparaissant, coiffé de fer, les mains gantées de chevrotin vermeil. Et sachez-le une fois pour toutes : vos avis nous indisposent et nous n’en ferons jamais rien. Je commande ici de par le roi, et vous me devez pleine et entière obéissance.
Surpris et rassuré par le mutisme et l’impassibilité de son père, Ogier dévisagea ce baron qui naguère, en visite au château familial, l’avait embrassé et fait sauter sur son genou. Pâle, hautain, bras croisés, sourcils joints dans un terrible effort de volonté, Blainville provoquait Godefroy d’Argouges, et si peu qu’il l’eût entendu, le jouvenceau lui trouva un côté monstrueux.
Cette voix acérée méritait d’être couverte par une autre, injurieuse ; cette suffisance d’autant plus affirmée qu’elle avait pour soutien la confiance royale méritait d’être offensée. Mais comment ?
— De par le roi, Argouges… Ne l’oubliez point !
Quelle que fut l’étendue du pouvoir dont il se prévalait, ce n’était pas le favori de Philippe VI qu’Ogier se surprit à exécrer le plus, mais bien l’homme tel que foncièrement il était : outrecuidant, matois, sans scrupule ; et tellement fier de prospérer à l’abri de la Couronne que ce privilège, étalé sans pudeur, paraissait dégager des miasmes. Quant à son rire, il semblait précéder un crachat de venin.
— Laissez-nous, Argouges. Allez donc vous coucher… Nous avons autre chose à faire, présentement, qu’à tendre l’oreille à vos lamentations… Mais par Dieu ! Vous voilà blanc comme un œuf… Craindriez-vous ces écumeurs ?
— Messire, gronda le seigneur de Gratot, un mot de plus…
— Allons, allons, intervint Gauthier d’Évrecy en bousculant Kieret pour séparer les deux hommes. Nous avons intérêt à nous unir. Tailler, occire des Anglais, soit, messire Blainville… Nous nous sommes embarqués dans cette intention… Cependant…
Il se tourna vers Godefroy d’Argouges, immobile, impénétrable :
— Comme vous, compagnon, j’aimerais nous sentir en position forte. Et notre force, Tête-Noire l’a compris, c’est de nous mouvoir hardiment. Nous l’entendrons bientôt crier la passe-vogue [51] .
— Non, comte d’Évrecy ! hurla Blainville.
Il fit un pas en arrière, décroisa les bras, et du plat de sa dextre rouge, il eut un geste tranchant :
— Non ! Jamais ! Nous formons, assemblés, une bastille imprenable…
Sans achever, il s’éloigna, entraînant avec lui Kieret et Bahuchet qu’il avait pris par l’épaule.
— Vous avez raison, Évrecy, dit Godefroy d’Argouges, tandis qu’Ogier s’étonnait que ce
Weitere Kostenlose Bücher