Les lions diffamés
défends-toi !
Aucune embûche ne leur fut tendue, de sorte qu’à la fin d’un après-midi orageux, au terme de la seconde semaine de chevauchée, le baron, satisfait, put désigner Limoges incrustée, grise et noire, au fond d’une vallée.
— Nous y sommes presque ! dit-il.
Trois jours après, au déclin du soleil, alors qu’ils sortaient d’une interminable forêt et qu’une pluie fine commençait à grésiller sur leurs mailles :
— Nous y voilà !… C’est lui !
Une joie profonde secouait le baron. Sa voix était pleine de vibrations contenues. On eût dit qu’il allait pleurer.
— Regarde !
Rechignac était juché sur une motte rocheuse, déboisée à son sommet, et dont, de loin, les approches paraissaient difficiles. Deux tours avaient été coiffées d’ardoises, celles, expliqua Guillaume, flanquant le pont-levis. Une troisième venait d’être pourvue de son poutrage. Les autres, reliées par des murailles en partie privées de merlons, ne se trouvaient qu’au quart de leur érection. Au centre, rien, ce dont Ogier s’étonna.
— N’aie crainte, dit Guillaume, pressentant la raison de sa surprise. Il y aura un donjon. Quand nous sommes partis pour la Normandie, les maçons venaient d’en commencer les fondements.
Il retenait Baucent qu’une ardeur toute neuve parcourait à la vue des prairies et des bois familiers.
— Allons, avançons, dit-il. Précède-nous, mon neveu. Ainsi tu découvriras mieux tout ce qui m’appartient.
Ogier jeta un regard de biais à Blanquefort. Cette construction surgissant inégalement du sol, devant eux, presque livide sous le ciel de suie, semblait laisser le sénéchal indifférent. Il caressait la crinière de Veillantif, lequel respirait à pleins naseaux l’air frais du crépuscule. Il dit d’une voix grave, plate, expression d’un caractère aduste :
— Allons mon gars… Ta venue va en ébahir plus d’un… et plus d’une.
Ogier talonna les flancs de son moreau. Il avait hâte d’entrer dans cette couronne de pierre, hâte d’y manger puis de s’étendre quelque part, loin de Blanquefort et de Guillaume dont le sommeil s’assortissait de ronflements. Il entendit le sénéchal dire à son oncle :
— Tout ne sera pas si simple ! Allez-vous lui parler, à la fin ?
— À quoi penses-tu, Hugues ? demanda Guillaume, agressif.
Blanquefort dut ébaucher un geste d’étonnement et d’irritation qu’un bref silence souligna ; puis il reprit, acerbe :
— À Didier, vous le savez bien. Si je n’avais craint de vous déplaire, j’en aurais dit deux mots à Ogier.
Farouche, menaçante, la réponse jaillit :
— Didier n’aura qu’à s’incliner !
— Milladious ! Le connaissez-vous donc si mal ? Il a un an de plus que le fils de Godefroy… Et son père…
Ogier ne pouvait plus feindre d’ignorer cette altercation.
— Quel est ce gars, Blanquefort ? demanda-t-il en se retournant. Et qu’ai-je à redouter de lui ?
Guillaume respira profondément, puis sans chercher à dissimuler son embarras :
— C’est mon autre neveu [122] : Didier de Saint-Rémy… Ma femme, Guibourc, était une Saint-Rémy. L’ignorais-tu ?
— Non. Ma mère l’a bien connue.
— C’est vrai. Quand ta mère vivait à Rechignac – qui alors n’avait pas cet aspect – elle et Guibourc se fréquentaient. Son mariage avec Godefroy les a séparées… Et pour en revenir à Didier, Jean de Saint-Rémy, son père, est le frère de ma défunte épouse…
— Je comprends.
— J’ai pris Didier à mon service quelques semaines avant de partir pour le Clos des Galées.
— Lui et moi sommes en quelque sorte parents !
Blanquefort eut un rire désagréable. Ogier se retourna de nouveau : le visage du sénéchal ne reflétait plus la tristesse habituelle, mais quelque chose qui, à l’encontre de Didier, pouvait être de l’aversion.
— Tu apprendras à le connaître. Toutefois, si je puis te fournir un conseil, efforce-toi de vivre à l’écart.
— Pourquoi ?
Blanquefort défia Guillaume du regard, et après un soupir :
— Didier est retors, ombrageux. Il ne sera pas seul à voir ton arrivée d’un sale œil : Renaud et Haguenier, qui eux aussi prétendent à la chevalerie, sont passés sous sa coupe… Je t’en préviens avant ton oncle – mais avec son assentiment, ou du moins je l’espère – : tu vas être traité en ennemi.
Mettant Baucent au trot, le baron rejoignit son
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