Les lions diffamés
paraît… Je suis née bien trop bas pour servir aux cuisines… Et puis, Mathilde a ses têtes… Un de ses gars et ses deux filles y sont… et quelques autres. Mais je ne me plains pas !… D’ailleurs, à quoi bon : c’est la volonté de Dieu, pas vrai ?
Ogier acquiesça sans conviction. La candeur, la tristesse et la soumission de cette servante dont la pénombre, plutôt que de l’estomper, soulignait la grâce maigrichonne, l’agitaient bien au-delà de la compassion. Près d’elle, sur ce matelas de paille un peu bruyant – son lit ! – avec autour d’eux les senteurs douceâtres du vin et des vieux bois, il était heureux.
— Anne, murmura-t-il, tandis qu’aussi soudain que glacial un regret ou un remords fulgurait en lui.
— Que vouliez-vous dire, messire ?
Il était incapable de parler. Cette mélancolie avait un corps, une odeur, une voix et un nom : Bertine. Il rejeta ce souvenir.
— Ce que j’avais à te dire, c’est que je suis bien… Parce que tu es là.
Il examina de nouveau la jouvencelle. Le visage, certes, mais aussi les seins, petits, pointus sous le tissu élimé de la robe. « Non, non ! » Était-ce à cause de ce qu’il avait vu et entendu avant de revenir dans cette chambre ? Avec une rapidité désastreuse, le venin bien connu corrompait son sang, suscitant dans son corps et sa mémoire des remous incendiaires. Deux filles gourmandes l’une de l’autre. Deux filles échangeant des gestes et des mots d’amour. « Pouah ! »… Et puis celle-là, si proche de lui que son haleine effleurait son visage. Anne. Un doux nom. Elle lui parlait sur un tel ton de confiance qu’on eût dit qu’ils se connaissaient depuis toujours. Vierge ? Sans doute pas. Quelle fille du commun, dans un château, pouvait préserver longtemps sa virginité ?
— Anne, murmura-t-il derechef en caressant le chiot. Tu es bonne.
Il y avait en lui deux Ogier : un garçon pénétré de principes aussi pesants qu’un vêtement de fer, mais qu’il supportait comme d’autres un cilice ; un adolescent d’autant plus enclin au rassasiement des sens que son expérience des femmes se réduisait à une étreinte : Bertine. En croyant le contenter, mais en le laissant insatisfait et morose, cette fille lui avait inoculé l’obsession du plaisir. Soumis à cet antagonisme de l’esprit et du corps, il s’étonnait que ses vertus pussent être menacées par cette sensualité vivace, oscillant, comme un plumail au vent, de la douceur à la frénésie.
« Elle te fait envie, hein ? se dit-il. Mais ne tente rien. Ne l’effraie pas… Elle est si avenante… »
Anne ne pouvait deviner les secousses qui l’ébranlaient. Plus le désir d’aimer et d’être aimé l’oppressait, plus son apparence empêtrée, alourdie de velléités, de craintes et de renoncements lui semblait celle d’un couard.
« Ces folles, là-haut ! » songea-t-il encore, navré de ne pouvoir oublier. La chair de Gersende jaillissant, laiteuse et ronde, par la soudaine brèche de sa robe, devant Didier interdit. La cuisse haute et pâle de Tancrède inondée d’or lunaire. Et maintenant, avec Anne confiante et grave, cette solitude imprévisible et combien propice aux effusions ; cette sérénité imprégnée de leurs soucis, de leurs fatigues, de leurs espoirs, et qui peut-être, s’il osait un mot, un mouvement, deviendrait béatitude.
— Tu ne trouves pas qu’on est bien ?
— Si, messire.
Jamais il n’avait éprouvé cette double appétence de chair et de tendresse. Il brûlait. Besoin de se délecter, de se repaître, de s’enivrer de rondeurs, de tiédeurs, de vallonnements, de toisons. De paroles… Dénouer ces tresses, y plonger ses mains, son nez, sa bouche ; goûter à ces lèvres et se river à ce corps…
— Anne, dit-il, aimes-tu mes cousines ?
— Je préfère Claresme à l’autre.
Réponse ambiguë, mais précise. Dans cette chambre tout aussi indigne de lui que d’une domestique, Ogier restait subjugué par ces enlacements éhontés. Ni la présence d’Anne, ni sa volonté, pourtant affermie depuis l’Écluse, ne pouvaient dissiper la torpeur de ces émanations charnelles. Pernicieuses, elles devaient flotter partout, dans la tour, comme les brumes au-dessus des étangs.
Anne voulut se lever. D’un geste, il la retint :
— Ah, non, demeure ! Tu n’iras pas dans le fourrage. Si tu l’exiges, je t’y remplacerai sans regret… Mais nous pouvons rester
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