Les Mains du miracle
si la chose avait été
humainement possible, j’aurais laissé Venzel en vie. Mais là, je vous le jure,
c’était au-dessus de mes forces.
Kersten tourna brutalement le dos à
Himmler. Les lamentations, les geignements du Reichsführer ne faisaient
qu’exaspérer sa rage, la portaient à un point où elle pouvait lui faire
accomplir un mouvement irréparable.
— Non, non, ne partez
pas !… cria Himmler. Écoutez… écoutez-moi.
Kersten claqua la porte derrière
lui.
Comme il quittait le wagon-salon, il
rencontra Brandt et lui confia sa peine et sa fureur. Mais Brandt, en qui le
docteur avait toute confiance, lui confirma la vérité des propos de Himmler et
l’impuissance absolue où s’était trouvé celui-ci de désobéir à son maître.
— N’oubliez pas, ajouta Brandt,
que Venzel faisait partie du complot contre la vie de Hitler ou, tout au moins,
que Hitler l’a cru. Il s’agissait pour lui d’assouvir une vengeance
personnelle. Dès lors, la volonté, le pouvoir de Himmler ne comptaient plus.
Kersten se taisait.
— Allons, docteur, reprit
Brandt avec un triste demi-sourire, allons, vous êtes assez au courant des
choses dans notre petit cercle pour voir la situation.
— Oui… je vois…, dit lentement
Kersten.
Sa colère était tombée. Il ne
restait plus en lui qu’une grande tristesse. Mais voici que, peu à peu, du fond
de cette tristesse même, se leva un espoir singulier. Kersten se souvint du
visage défait, honteux, suppliant, larmoyant qu’avaient donné à Himmler le
sentiment de sa faute, la conscience d’avoir failli à son honneur de grand chef
allemand… Il fallait mettre à profit, immédiatement, entièrement, cet état
d’infériorité. Il fallait que la mort d’un homme servît à en sauver dix
milliers d’autres.
— Merci, dit Kersten à Brandt.
Il retourna chez Himmler et dit d’un
ton très calme :
— Vous pouvez me prouver tout
de suite que, en laissant exécuter mon ami, c’est malgré vous que vous m’avez
manqué de parole. Je croirai que l’intervention personnelle de Hitler a pu vous
empêcher de vous conduire en homme d’honneur à la seule condition que, dans le
domaine où vous êtes le maître, vous teniez vos promesses.
— Tout ce que vous voudrez,
tout ce qu’il vous plaira… je le jure, s’écria Himmler.
Ainsi, le 8 décembre 1944,
Kersten obtint du Reichsführer :
L’engagement formel de réunir, pour
commencer, tous les internés scandinaves dans un même camp et de laisser entrer
en Allemagne cent cinquante autobus suédois pour leur transport.
La liberté pour trois mille femmes
(Hollandaises, Françaises, Belges et Polonaises) enfermées au camp de
Ravensbrück, dès que la Suède serait prête à les accueillir.
La libération immédiate de cinquante
étudiants norvégiens et cinquante policiers danois détenus dans les camps de
concentration.
Et Kersten ne s’en tint pas là.
Continuant de jouer sur l’état d’esprit du Reichsführer en ce jour mémorable,
il dit :
— Il y a la question des vivres
suédois pour le territoire que vous occupez en Hollande.
— J’aimerais voir crever tous
les Hollandais qui sont encore sous notre coupe, grommela Himmler.
Il rencontra le regard de Kersten et
ajouta précipitamment :
— Mais puisque vous êtes à demi
Hollandais, d’accord, d’accord !
Même cela ne suffit pas au docteur.
Il aborda la question juive et rapporta les marchandages ignobles auxquels se
livraient en Suisse des officiers S.S., des officiers du corps d’élite si cher
à l’orgueil du Reichsführer. Une honte nouvelle vint s’ajouter à celle qui
avait accablé Himmler.
— Donnez-moi les vingt mille
Juifs que veut héberger la Suisse, dit alors Kersten.
— Vous n’y pensez pas, cria
Himmler épouvanté. Hitler me ferait pendre sur-le-champ.
— Hitler n’en saura rien, dit
Kersten. Vous êtes assez puissant sur vos services pour que la mesure reste
secrète. Cette fois (et Kersten fixa ses yeux sur ceux de Himmler), il ne
s’agit pas de Venzel.
— Bon, bon, gémit Himmler. Mais
tout ce que je peux vous accorder, c’est deux mille Juifs, trois mille au plus.
Je vous en supplie, ne m’en demandez pas davantage.
Il porta les mains à son ventre et
dit misérablement :
— J’ai très mal.
Kersten le soigna.
10
Le docteur ne passa que peu de temps
en Forêt-Noire. Au bout de quelques jours, il prévint Himmler qu’il avait
l’intention de retourner en
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