Les Mains du miracle
s’il était au
courant d’un certain document secret, rédigé à la main sur du papier bleu et
qui comportait environ vingt-six pages.
Le secrétaire privé de Himmler
devint livide :
— Grands dieux !
s’écria-t-il, est-ce que vraiment le Reichsführer vous a parlé de cela ?
Mais vous ne savez pas le danger que vous courez maintenant. Vous, un étranger,
avoir connaissance du plus grand et terrible secret d’État en notre possession.
Dans tout le Reich, Bormann [8] est le seul, avec Himmler, qui ait lu ce rapport. Et peut-être Goering.
— Mais qui l’a rédigé ?
demanda Kersten.
— Non, je
ne vous le nommerai pas… dit Brandt. Pour rien au monde. Qu’il vous suffise de
savoir que cet homme a un sens très profond de sa responsabilité et que son
intégrité est indiscutable. Il a cru qu’il était de son devoir de prévenir le
Reichsführer et a eu avec lui un long entretien, il y a quelques semaines, au
Q.G. de campagne. Himmler lui a demandé alors un rapport écrit. Maintenant,
après beaucoup de réflexions et d’angoisses, Himmler n’ose plus douter des
faits qui s’y trouvent relatés.
Comme Kersten parlait, Brandt lui
cria :
— Au nom du ciel, ne faites
plus jamais allusion à cela, même avec Himmler. Vous risquez votre tête.
Kersten suivit le conseil, et, dans
la semaine qui suivit et où il vit Himmler chaque matin, aucune parole, aucune
allusion n’eut trait, dans leurs entretiens, au rapport sur la santé de Hitler.
Il semblait ne pas avoir existé. Mais pas un instant, pour ainsi dire, ne se
passa, au cours de ces journées, où le docteur ne fût hanté par ce qu’il avait
appris.
Ainsi, l’Allemagne et les pays
qu’elle avait conquis et la puissance terrible qu’elle représentait encore
étaient régies entièrement, souverainement, uniquement, par un syphilitique en
pleine évolution, dont le corps et l’esprit subissaient depuis des années les ravages
croissants de la paralysie générale. Et, par répercussion, le sort des hommes
dans le monde entier dépendait d’un cerveau atteint en sa plus profonde
substance.
Depuis juin 1940, où Kersten avait
appris que Himmler était chargé de rédiger la Bible du III e Reich,
le docteur avait le sentiment de vivre parmi des demi-fous. Et ce qu’il avait
vu, ensuite, chez les grands chefs nazis, avait confirmé son inquiétude.
Jusque-là, cependant, elle n’avait été fondée que sur des impressions, des
déductions, des recoupements. Mais à présent, le docteur avait devant lui une
étude clinique, une suite d’observations rigoureuses, bref, le fait médical
dans toute sa nudité. Il voyait la maladie de Hitler. Et, pensant au
pouvoir de ce dément, il se sentait envahi par une épouvante où ce n’était pas
lui, Kersten, qui était en cause, mais l’humanité entière. Le roi des fous, nu
lieu de porter une camisole de force, disposait du sang des peuples pour
alimenter les jeux de ses démences.
Et ce n’était encore rien, au regard
de l’avenir. Le mal n’avait pas atteint sa plénitude.
3
Telle était l’obsession de Kersten,
lorsque, le 19 décembre, ce fut Himmler lui-même qui revint au sujet
tabou. Il demanda au docteur si, pendant la semaine écoulée, il avait réfléchi
à quelque moyen de soigner Hitler avec efficacité.
Alors, comme une eau longtemps
accumulée à laquelle enfin s’offre une ouverture, toutes les pensées, toutes
les images, toutes les craintes que le docteur avait dû porter enfermées,
murées, dans son esprit, se répandirent soudain en un flot de paroles que ni
prudence, ni calcul ne pouvaient contenir.
Il fit d’abord à Himmler un tableau
clinique du mal qui détruisait Hitler sans remède possible. Le jugement était
atteint. Les facultés critiques étaient déséquilibrées. Les illusions
délirantes, la mégalomanie avaient le champ libre. Les maux de tête,
l’insomnie, la débilité musculaire, le tremblement des mains, la confusion du
langage, les convulsions, la paralysie des membres allaient gagner sans cesse.
Dans ces conditions, dit Kersten, il
ne comprenait pas comment Himmler avait choisi la solution de facilité et
laissé Hitler aux mains de Morrell. Quelle effroyable responsabilité prenait le
Reichsführer ! Il permettait que des résolutions, dont dépendait le sort
de millions d’hommes, fussent obéies comme si elles avaient été conçues par un
cerveau ordonné, alors qu’elles provenaient en fait d’un homme
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