Les Mains du miracle
en
vigueur chez toutes les nations en temps de guerre, Himmler fit commuer leur
peine en prison à perpétuité et promit au docteur de les libérer
progressivement.
Kersten communiqua les résultats aux
deux ambassadeurs et partit rencontrer l’année nouvelle à Hartzwalde, comme
d’habitude.
5
Le domaine continuait à vivre en
dehors du monde et de ses tourments. Dans Hartzwalde régnaient le calme
enchanté de la terre et des arbres, l’abondance des fermes opulentes, les
douceurs d’un foyer familial, la dévotion exaltée et fidèle des Témoins de
Jéhovah.
Les deux fils de Kersten
grandissaient, robustes et vifs. Irmgard, bien qu’elle attendît une naissance
prochaine, se montrait aimable, gaie, s’occupait à merveille de la maison et
comblait la gourmandise de son mari.
Lui, les pieds sur les chenets de la
grande cheminée, emplie d’énormes bûches embrasées, ou bien emmitouflé
jusqu’aux oreilles dans la petite charrette qu’un cheval tranquille promenait à
travers champs et bois sur lesquels le givre formait ses dessins féeriques, il
savourait chaque journée avec toute sa faculté de bonheur qui était si forte et
si tenace. Mais les tragédies auxquelles il était mêlé sans cesse, son commerce
avec leurs acteurs les plus sinistres, sa connaissance de terribles secrets,
avaient dépouillé complètement l’ancien homme de ce cocon où il savait si bien
s’abriter autrefois.
Les privilèges et les charmes de son
domaine, Kersten ne parvenait plus à s’y engourdir. Bien au contraire, ils lui
faisaient sentir davantage, par un effet d’opposition, la misère et la
souffrance de l’Europe, dont il était plus averti que la plupart de ses
contemporains.
Du fond de sa tiède sécurité, il
pensait à tous ceux que, à chaque instant, la Gestapo arrêtait, torturait et
livrait, dans les camps de concentration, aux bourreaux S.S.
Et à table, à table même, la
richesse, la bonté des plats lui rappelaient que la faim minait des nations
entières jusqu’à menacer leur existence.
À cet égard, Kersten possédait une
certitude effrayante : Himmler avait mis en œuvre un plan de famine
organisée qui devait dépeupler la Hollande, la Belgique et la France.
Le docteur avait entendu parler de
ce projet dès 1941, mais en termes très vagues. Ce fut au mois d’août 1942
seulement, c’est-à-dire six mois plus tôt, que, par divers recoupements et par
des informations tirées de Brandt, Kersten en avait compris l’étendue et la
monstruosité. Le plan avait pour but, outre les réquisitions et livraisons
imposées par le droit de conquête, d’amener les pays envahis à mourir littéralement
de faim, selon une méthode invisible.
Rien de plus facile, rien de plus
simple : il s’agissait pour les services d’occupation – dont Himmler
était le maître –, de faire rafler au marché noir tous les produits
alimentaires par des citoyens qui appartenaient aux nations mêmes que l’on
voulait affamer et qui les transmettaient ensuite à l’Allemagne.
Pour être sûr du fait, Kersten
s’était adressé directement à Himmler. Afin de ne pas être soupçonné d’un
intérêt suspect, il s’était borné à ne parler que de la Hollande, dont le
Reichsführer savait combien elle était chère au docteur.
— Est-il vrai, avait demandé
Kersten, que vous êtes en train d’épuiser complètement les Pays-Bas au point de
vue nourriture ?
— Pas seulement les Pays-Bas,
mais aussi la Belgique ni la France, avait répondu Himmler.
— Pourquoi ?
— Pour deux raisons, dit
Himmler avec contentement. La première est que nous obtenons ainsi des
ressources complémentaires. La deuxième est que nous serons très contents de
voir ces peuples crever de faim. Et par leur faute. Ainsi, un bon nombre de
Français – et seuls, en vérité, ils comptent pour nous comme
adversaires – vont rapidement disparaître. Moins il y en aura et mieux
cela vaut pour l’Allemagne.
— Mais c’est diabolique,
s’était écrié Kersten. Mais, sans parler d’humanité, pensez au niveau spirituel
de ce peuple français que vous exterminez sournoisement. Pensez à sa culture, à
ce qu’il a donné au monde.
Himmler avait souri et
répondu :
— Cher monsieur Kersten, vous
êtes trop humanitaire et trop humaniste. Dans une guerre à mort, tout moyen est
bon. Pourquoi ces gens ont-ils voulu se battre contre nous ? Ils n’avaient
qu’à être de notre côté.
Ensuite,
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