Les Mains du miracle
demanda
souvent pourquoi Himmler s’était décidé à lui montrer ces pages – et
poussé par quelles angoisses.
Y avait-il eu récemment chez Hitler
un affaissement subit des facultés mentales ? Un accès de furie plus
inquiétant que les autres ? Quelque démentielle exigence ?
Ou bien Himmler voulait-il avoir,
d’un médecin et d’un homme en lequel il avait toute confiance, un jugement, un
verdict sur la santé du Führer, à l’instant où la fortune des armes se
retournait brutalement contre l’Allemagne ?
Kersten ne sut jamais laquelle de
ces hypothèses était juste.
Le document comprenait vingt-six
pages et formait une somme des rapports médicaux qui concernait Hitler depuis
l’époque où il avait été traité pour des troubles graves de la vue à l’hôpital
de Pasevalk. Il établissait les faits suivants : dans sa jeunesse, Hitler
avait contracté la syphilis ; il était sorti de Pasevalk guéri en
apparence ; mais en 1937 des symptômes étaient apparus qui témoignaient
sans doute possible que le mal continuait ses ravages ; enfin, au début de
l’année 1942 – c’est-à-dire l’année en cours – des manifestations
avaient montré, et de la façon la plus évidente, que le Führer était atteint de
paralysie syphilitique progressive.
Kersten acheva la lecture de ce
rapport et, sans dire un mot, le rendit à Himmler. Les implications du document
étaient telles que le docteur, dans les premiers instants, se sentait incapable
d’y réfléchir.
— Alors ? dit Himmler.
— Je ne peux malheureusement
rien dans un cas pareil, répondit Kersten. Je suis spécialiste en
manuélo-thérapie, et non en maladies mentales.
— Mais, d’après vous, qu’est-ce
qu’on peut faire ? demanda Himmler.
— Est-ce qu’il suit un
traitement ? demanda Kersten à son tour.
— Certainement, dit Himmler.
Son docteur, Morrell, lui fait des injections dont il assure qu’elles
arrêteront les progrès du mal, et, en tout cas, conserveront au Führer son
aptitude au travail.
— Quelle garantie avez-vous que
c’est vrai ? dit Kersten. Il n’y a pas, dans l’état actuel de la science
médicale, de remède reconnu pour la paralysie syphilitique progressive.
— J’ai pensé à cela moi aussi,
dit Himmler.
Soudain, il se mit à marcher à
travers la pièce, le rapport dans ses mains, et à parler en même temps. À
mesure qu’il avançait dans son discours, celui-ci devenait de plus en plus
rapide, nerveux, exalté. Le Reichsführer, visiblement, pensait à haute voix et
cherchait à convaincre moins Kersten que lui-même.
Il dit qu’il ne s’agissait pas d’un
malade quelconque mais du Grand Chef du plus Grand Reich allemand. On ne
pouvait pas le faire examiner dans une clinique pour maladies mentales.
Le secret absolu serait impossible à
garder. Les services de renseignements alliés seraient informés. L’ennemi le
ferait savoir par radio à l’armée, à la population allemandes. Et la plus
désastreuse défaite suivrait. C’est pourquoi – entre des médecins
classiques dont, sans doute, le verdict serait sans espoir et Morrell, qui
assurait conserver à Hitler son activité normale et son génie – Himmler
avait choisi de laisser faire ce dernier. Il le surveillerait certes, et sans
arrêt, pour empêcher que rien d’irréparable n’arrivât. Mais l’essentiel était
que Morrell maintînt le Führer jusqu’à la victoire. Ensuite, on verrait. Hitler
pourrait prendre sa retraite et un repos bien gagné.
— Vous voyez, aujourd’hui,
acheva Himmler, à travers quelles angoisses il me faut passer. Le monde
considère Adolf Hitler comme un géant – et je veux qu’il le reste pour
l’histoire. C’est le plus grand génie qui ait jamais vécu. Sans lui, est
impossible le Grand Reich allemand de l’Oural à la mer du Nord. Qu’importe s’il
est malade maintenant, alors que son œuvre est presque accomplie.
Sur ces mots, Himmler remit le
rapport médical dans le portefeuille noir et le portefeuille dans le
coffre-fort, dont il brouilla les chiffres.
2
Kersten s’en alla lentement. Il lui
semblait marcher dans une sorte de fumée. Mais, à travers ce voile, des lueurs
apparaissaient qui éclairaient pour lui des questions, des énigmes jusque-là
insolubles.
Avant tout, il voulut savoir combien
de gens connaissaient le rapport médical. Pour cela, il se rendit dans le
bureau de Brandt, et, avec beaucoup de précautions, lui demanda
Weitere Kostenlose Bücher