Les Mains du miracle
manger. Vous ne le savez peut-être pas, mais les crampes de la
faim viennent aussi – comme les vôtres – du sympathique. Et ces
pauvres gens n’ont pas de médecin qui puisse les guérir. Pensez à ce que je
fais pour vous et soyez, à votre tour, un docteur Kersten pour les malheureux
Français. Et, dans mille ans, l’histoire parlera encore du Reichsführer
Heinrich Himmler et célébrera la générosité de ce grand chef germanique.
Chaque mot de cette homélie
touchait, émouvait chez Himmler – dans la disposition d’esprit et de nerfs
qui était la sienne à cet instant – deux instincts essentiels : la
sentimentalité, la vanité. Il s’abandonna à une tristesse métaphysique. Il prit
en pitié la condition des hommes. Attendri, détrempé par la conscience de sa
propre bonté, il pleura des larmes abondantes qui lui faisaient du bien.
— Mon bon et cher monsieur
Kersten, mon Bouddha magique, vous avez sans doute raison, s’écria-t-il. Je
vais voir le Führer et ferai tout au monde pour le persuader.
Himmler tint parole. Au cours de la
conférence quotidienne qu’il avait avec Hitler, il dit à ce dernier que si l’on
continuait d’affamer la population française, la Résistance n’en ferait que
plus de recrues parmi elle et n’en gênerait que mieux la Wehrmacht. Hitler
n’avait aucune raison de soupçonner que les raisons avancées par son
« fidèle Heinrich » pouvaient venir d’une inspiration étrangère. Il
se laissa convaincre facilement. Et, au nom du Führer lui-même, Himmler donna
l’ordre de cesser tout achat au marché noir non seulement aux services qui, en
France, étaient sous son commandement exclusif, mais le transmit également à
l’armée d’occupation.
Mesure qui fut, comme l’avait
pressenti Kersten, étendue aussitôt, et sans qu’il eût besoin d’intervenir, à
la Hollande et à la Belgique.
7
Pendant les trois mois qui suivirent,
la vie de Kersten n’offrit rien de particulier. Il passait à Berlin les jours
laborieux de la semaine, et le samedi et le dimanche à Hartzwalde. Il soignait
chaque matin Himmler quand ce dernier se trouvait dans la capitale et
rejoignait le Reichsführer dans l’un de ses différents Quartiers Généraux s’il
souffrait d’une crise subite. Bref, la routine. Mais cette routine comprenait
également des notes semées dans le journal de Kersten et dont
précisément – parce qu’elles étaient à l’époque trop banales – il ne
se rappelle plus aujourd’hui à quelles circonstances et à quels efforts elles
doivent d’avoir été écrites.
Des notes comme celles-ci :
« Ai obtenu aujourd’hui la
grâce pour quarante-deux Hollandais condamnés à mort.
« Aujourd’hui, la chance est
avec moi. Ai réussi à sauver quatorze Hollandais condamnés à mort. Himmler
souffrait beaucoup et il était très faible. Il était prêt à accepter tout ce
que je lui demandais.
« Hier, réussi à tirer des
camps de concentration trois Estoniens, deux Lettons, six Hollandais et un
Belge. » [9]
L’existence du docteur alla de la
sorte jusqu’au mois de mai. Sa femme, alors, lui donna un troisième fils. À
cette occasion, il passa deux semaines très heureuses à Hartzwalde.
Il pensait y rester davantage, mais,
le 18 mai, il fut appelé au téléphone par Brandt qui lui dit :
— Prenez immédiatement votre
voiture et allez à Berlin. Un avion vous y attend qui vous mènera à Munich. À
l’aérodrome, vous trouverez une automobile militaire pour vous conduire à
Berchtesgaden : Himmler souffre terriblement.
L’avion personnel du Reichsführer
sur lequel s’envola Kersten était un vieux Junker 52, appareil très lent
mais solide, éprouvé. Himmler préférait la sécurité à la vitesse. Kersten, à
cet égard, avait les mêmes goûts.
Il était en l’air depuis une heure
environ, faisant route vers le sud-ouest, lorsqu’il aperçut, à gauche et bien
au-dessus, un petit point brillant qui fondait sur lui. Puis d’autres et
d’autres encore qui prirent, très rapidement, la forme d’avions légers, vifs et
grondants.
« Voyons, qu’est-ce que ça peut
bien être ? » se demanda Kersten avec une curiosité paisible et
presque touristique.
La réponse lui fut donnée par un
martèlement brutal, saccadé, contre le fuselage auquel il s’appuyait. Le vieux
Junker plongea brutalement.
« Dieu de Dieu ! Les
Anglais ! Nous sommes perdus », mi dit Kersten.
Le pesant
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